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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 03:45

De Bertolt Brecht, de Machiavel et des héros de tous poils

 

 

Bertolt Brecht n’y allait pas de main morte. Malheur aux peuples qui ont besoin de héros », disait-il. Il est vrai que le héros est soit un meurtrier en série, soit sa victime, et parfois un peu les deux.

 

Un héros pour grandir

 

Chaque enfant se construit par une suite cohérente d’identifications. La première de celles-ci se fait avec les moyens du bord : vis-à-vis de l’homme et de la femme qui lui ont donné la vie ! Puis très vite, pour grandir, il s’efforce de devenir lui-même, en passant par une série de projections sur des êtres idéalisés, les héros. On en distingue deux types, qui ont chacun leur fonction : ceux qui lui permettent de devenir un être social, de ressembler aux autres enfants (héros de séries télévisées, produits dérivés de films…). Au moment de Noël, ces héros s’attaqueront très fort, via les pubs, au porte-monnaie des parents ! Mais aussi ceux qui offrent à l’enfant la possibilité de s’affirmer en tant qu’individu (on est plus là dans l’ordre de l’intimité de chacun). Ce dernier va pour cela investir des personnages porteurs, à ses yeux, de facultés qu’il croit ou aimerait posséder… et qui, surtout, le différencient de ses parents. Ces héros-là sont donc souvent bien difficiles à gérer pour les pauvres parents.

 

Il convient de distinguer entre deux figures de héros : certains le sont par nature, d'autres le deviennent par leurs actes. Ainsi, les héros de la mythologie, des épopées, de toutes les fictions, se voient-ils dotés, d'entrée de jeu, d'une nature hors du commun. Qu'ils s'appellent Ajax et Ulysse chez Homère, Gilgamesh chez les Sumériens, ou encore Superman, Spiderman et autres dans nos blockbusters mondialisés, ils accomplissent des exploits parce qu'ils sont exceptionnels et différents. Si les héros fabuleux sont destinés à marquer l'histoire, c'est en raison de leur surpuissance, qui outrepasse toujours celle du commun des mortels. « Des héros chimériques ! disait Boileau. Et sont-ce des héros ? - Comment ! Si ce sont des héros ! Ce sont eux qui ont toujours le haut bout dans les livres et qui battent infailliblement les autres. »

 

Héros ordinaires

 

Infailliblement, c'est trop dire. Car bien des hommes qui paraissent ordinaires, dans certaines circonstances exceptionnelles, peuvent se conduire de manière inouïe et exemplaire. Leurs comportements révèlent leur exception. Sans la présence fortuite d'une situation, sans les gestes qu'ils y accomplissent, on ne se serait pas rendu compte de leur singularité. Ainsi surgissent bien des héros de la Rome antique, cultivateurs quittant la charrue pour l'exploit. Plus près de nous, les héros de la Résistance sont aussi de ce type. Venus de l'anonymat, du peuple, de la vie banale et réelle, ils n'ont à première vue rien de particulier. Sauf, justement, ce qu'ils réussissent soudain, dans des circonstances extraordinaires.

 

Car c'est d'abord à cela que sert un héros, en fin de compte : inciter à donner du sens, appeler à son élaboration. Ce point central rapproche tous les héros, fabuleux ou trop humains, par-delà les traits qui les distinguent. Leur fonction centrale n'est pas simplement de faire rêver, de fournir des modèles de conduite et de comportement, d'inciter au dépassement de soi. La première utilité commune aux héros de toutes sortes : organiser des récits, configurer des significations, modifier des représentations.

 

Un héros pour infantiliser

 

« Gouverner, c’est faire croire, » écrivait Machiavel. L’homme – et la femme pas moins – ayant besoin de représentations, celui ou celle qui veut gouverner, instaurer un nouvel ordre social, faire évoluer la culture de son pays – par exemple, d’une tradition latino-catholique vers une supposée modernité anglosaxonne teintée de protestantisme, n’aura de cesse de façonner des héros à l’image de la nouvelle civilisation qu’il appelle de ses vœux : Johnny Hallyday, héros national, mais aussi Arnaud Beltrame, le gendarme qui se sacrifie face au terroriste islamiste pour sauver une citoyenne anonyme, ou encore Mamoudou Gassama qui n'a pas hésité à escalader la façade d'un immeuble du XVIIIe arrondissement de Paris pour voler au secours d'un bambin : des modèles de sacrifice de soi, de solidarité exemplaire ou de réussite fiscale. Ces héros du quotidien n’ont alors plus grand-chose à voir avec les héros historiques : Vercingétorix pour l’enfant sage de la Troisième République, Christophe Colomb pour le catholique espagnol, Erik le Rouge pour le bobo informé, Olympe de Gouge pour la femme libérée.

 

Des cotes variables

 

Dans la vie, on a les héros qu’on peut, pas ceux qu’on veut. Ainsi, certains « héros » potentiels bénéficient d’une aura positive, quand bien même ils ont commis des actes objectivement affreux ou à tout le moins contestables. Je connais plus d’admirateurs de Napoléon que d’Alexandre le Grand. Quant à la figure d’Adolf Hitler ou celle de Staline, qui furent chacun un héros pour son peuple à un moment de l’histoire. Le premier reste un héros pour quelques mouvements montants et actifs en Europe, le second suit un chemin similaire en Russie.

 

Marina Vlady explique dans ses mémoires que les paysans russes qui voyaient ses premiers films à la télévision confondaient sa personnalité avec celle de l’héroïne qu’elle interprétait. Ils pouvaient souhaiter la protéger ou l’insulter si elle n’était pas convenable.

 

Il existe encore beaucoup de paysans russes du même type aujourd’hui en France. Celui qui écrit, par exemple, une biographie d’un héros qui heurte la bien-pensance, est immédiatement associé à l’objet de son étude. Ainsi, j’ai reçu des lettres d’insultes de la part de (faux) catholiques quand j’ai publié une biographie d’Elisabeth Première d’Angleterre : j’étais donc favorable à l’exécution de Marie Stuart. Comme si mon avis sur le sujet avait un sens et pouvait refaire l’histoire ! Même chose pour une ouvrage sur Vladimir Maïakovski : étais-je devenu stalinien ? Si j’écrivais sur un centriste de droite, j’avais la gauche aux fesses. Sur Néron ? J’étais un défenseur du massacre des chrétiens. Je travaille aujourd’hui à un portrait du torero Andy Younès : les anti-corridas me traitent d’assassin. On le voit : le monde ne change pas beaucoup et l’évolution technologique, parce qu’elle ne se double pas d’une évolution mentale, n’éclaire pas toujours les esprits. La pratique intensive des « like » sur Facebook favorise un comportement animal, une pensée courte, et les dernières études américaines montrent que notre temps de concentration moyen est récemment tombé en-dessous de celui du poisson rouge, celui que nous obligeons à tourner en rond dans son bocal parce que nous vivons nous-mêmes sur une minuscule prison ronde dont nous ne songeons même pas tous à faire le tour.

De Bertolt Brecht, de Machiavel et des héros de tous poils
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