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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 04:24

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Londres, capitale du Royaume Uni ? On en douterait bien vite, à voir cette ville de tolérance et de prospérité dans un pays aux règles parfois désuètes et fâcheuses, où la pauvreté rampante héritée de l’ère thatcherienne contredit le dogme du libéralisme absolu comme d’une méthode de conquête du bonheur pour tous. Londres, ville paradoxale, plutôt. Londres l’affranchie, depuis toujours, dont les règles échappent à celles de son pays parce qu’il faut bien que les entreprenants entreprennent. Londres ville de liberté, de toutes les libertés. Londres où se côtoient les ethnies, les religions, les sexualités, la tradition et la modernité, le baroque et le gothique. Londres où les traditions musicales s’empilent. Londres où l’art contemporain éclate dans chaque quartier, dans les musées bien sûr, comme c’est le cas partout, mais surtout dans les cours, au détour des ruelles, au tréfond des impasses. Londres comme une fuite en avant, un pied-de-nez au temps qui passe. Londres l’intenable, la folle course en avant, la roue impitoyable de l’existence qui broie ceux qui ne sont pas à la hauteur : capitale de la finance, des boîtes de nuit, de la pop, de la techno, de l’ecstasy et des sexualités marginales. Londres la paisible et Londres la tranquille : univers de parcs et de squares où le silence s’impose comme dans un jardin zen planté au milieu du tumulte. Londres, en bref, ville de l’aventure, où tout est possible, le meilleur comme le pire, ville donc de la jeunesse qui n’a pas d’âge, ville du risque et du succès, ville énergétique et positive, dont la Tamise semble laver de toute éternité les souffrances et les douleurs pour les rejeter plus loin, dans la mer du Nord, vers un ailleurs qui n’est plus Londres et qui importe peu, puisque Londres est un être en soi, un organisme qui vit sa vie propre, qui se suffit à lui-même, qui peut-être tourne à vide, tourne en rond, mais dans des cercles concentriques qui s’élargissent et donnent une idée de l’infini. Londres l’inachevée, Londres en perpétuel devenir, Londres vivante comme une bête, chaude et sensuelle, violente et offerte, tendre et mordante.

 

Au premier jour, il y a Big Ben. La grande tour que l’on connaît contient la cloche qui lui donne improprement son nom, et qui lui vient d’un bon gros Prime Minister qu’on a un peu oublié. Tant pis. Il reste forcément une trace de tout ce qui a vécu dans Londres. Rien ne se perd et rien ne se crée. Chaque individu, chaque londonien, n’est qu’une cellule, mais une cellule à part entière du gigantesque organisme, et ses actes contribuent à modeler la ville. Etonnant, d’ailleurs, le londonien : il vient d’ici ou d’ailleurs, du Royaume Uni, de Hollande, d’Allemagne, de France, d’Italie, de l’Europe centrale, du Maghreb, des pays arabes, du Moyen-Orient, d’Inde, du Pakistan, du Tibet, de Chine, du Japon, des States, bref il vient de n’importe où. Il n’en est pas moins londonien, d’âme, dans les deux jours qui suivent son installation. Car Londres n’a pas de frontière. Et, de fait, elle élargit ses bases comme son champ de vision d’année en année. Voilà une cité, un groupe, une population qui ne craint pas l’étranger parce qu’elle s’en imprègne, qu’elle s’en enrichit, parce qu’elle est multiple avant tout. Cette diversité fait son unicité. Cette richesse est son identité. Sa fuite en avant tourne en spirale autour d’un centre. Et ce centre, géographiquement et affectivement, c’est Big Ben. Il n’est qu’à entendre les coups que frappe la fameuse cloche, chaque demi-heure, et qui résonnent sur la cité, comme pour rappeler à l’ordre le temps, ce grand sculpteur...

 

Le temps. Voilà bien le coeur de l’identité londonienne. Tout tourne ici autour du temps. Des temps, serait plus juste. Temps de la tradition et temps de la modernité, nous l’avons dit. Temps qui passe dans les artères hyperactives alimentées par les taxis noirs et les bus à impériale, temps qui s’arrête sous les feuillages de Hyde Park, Regent’s Park et Saint-James’s Park, aux terrasses de Covent Garden ou qui s’éternise dans les cabarets de Soho. Le temps, c’est aussi celui qu’il fait, qui rythme la vie et les conversations. Climat océanique oblige, le temps de Londres est mouvant, comme la ville et ses gens, instable si l’on veut. Disons que l’immobilité n’est pas d’ici. Certes, la réputation de Londres en France résulte souvent d’un vieux racisme primaire contre un peuple si proche et tellement opposé à nous sur le plan culturel. Mais non, il ne pleut pas toujours à Londres, et ceux qui rêvent de coupe-gorges sortis des bons vieux romans de Conan Doyle, ou de rencontres inopinées dans le fog avec Jack l’Eventreur en seront pour leurs frais. Moins de brouillard à Soho que dans le Marais : de toute façon, la révolution industrielle du XIXe siècle est dépassée. Les années Thatcher ont fini d’achever une industrie déjà moribonde. Place aux services et à la finance ! La pollution industrielle est donc réduite à sa plus simple expression. Quand à la brume née de la Tamise, des barrages en ont eu raison. Londres, au demeurant, est plutôt une ville de soleil, de soleils devrait-on dire, tant l’astre du jour semble ici se travestir comme un travelo de chez Madame Jojo, l’illustre cabaret de Brewer Street, passant en un instant de l’éclat le plus torride à la frilosité d’un petit matin de printemps.

 

Non, c’est bien clair, on ne saurait donner de leçons à Londres au chapitre du temps. D’ailleurs, c’est elle qui nous le dispense, ce temps, sublime et terrifiante invention des hommes, par la grâce du méridien de Greenwich (prononcez Grinitche), lequel engendra le Temps universel (UT), lequel engendra subsidiairement le fameux carillon de Big Ben. On y revient. Si vous souhaitez remettre un peu d’ordre dans vos idées sur l’espace-temps, allez donc vous payer une visite au Royal Observatory de Greenwich, justement, créé en 1675 par Charles II, qui souhaitait assurer des repères à ses capitaines au long cours. Son décret n’allouait que 500 livres au projet, confié au meilleur architecte de l’époque, Christopher Wren, qui, la même année, commença de construire St Paul’s Cathedral. La Couronne dut, malgré tout, supporter un dépassement de 20 livres et 9 shillings ! Juchée sur une éminence du sud-est de Londres, ce qui la rapprochait du ciel de quelques dizaines de mètres, la bâtisse est devenue un musée où l’on peut notamment voir une surprenante salle octogonale conçue pour loger des téléscopes, une riche collection d’astrolabes, de quadrants et de sextants parmi d’autres instruments de mesure et, saisissant de vérité avec ses ouvrages savants et ses canapés fatigués, l’appartement de John Flamsteed (1646-1719), qui fut là-bas at home durant quarante-trois ans. C’est lui qui inaugura la longue lignée d’astronomes royaux qui perdure encore aujourd’hui. Une plaque précise d’ailleurs que ce lieu est le «centre du temps et de l’espace», autant dire le nombril du monde. Classé, c’est bien logique, patrimoine de l’humanité : le méridien d’origine, celui qui détermine la longitude zéro, y est en effet tracé, et comment résister à la tentation de se tenir debout dessus, un pied à l’est, l’autre à l’ouest ? Pas même la peine de faire le grand écart.

 

Ce méridien, c’est une fierté locale. Normal. Bien qu’en toute logique, il aurait bien pu passer n’importe où, puisqu’il est aussi virtuel que le passage d’un millénaire à l’autre, la naissance du Christ ou les imprécations de Tony Blair. Mais bon, ce furent les anglais qui emportèrent le morceau. Aussi cette heure GMT (Greenwich Mean Time) est-elle un peu leur chose et leur donne-t-elle quelque titre à se considérer comme les maîtres du temps. D’où sans doute l’ampleur sans précédent des cérémonies du passage à l’an 2000 organisées à Londres. Le clou de celles-ci devaient être le Dôme du Millennium, évidemment situé à deux pas de Greenwich. L’allure générale de bâtiment est celle d’une gigantesque soucoupe volante de couleur blanche : 1 kilomètre de circonférence, 80000 mètres carrés de surface au sol. Monumental, quoi. Pour situer, disons que le Dôme pourrait sans problème contenir la pyramide de Kheops, autre défi au temps, ou la tour Eiffel, en position couchée. Ceci dit, il ne faudrait pas croire que Londres a attendu l’orée du XXIe siècle pour faire les paris les plus fous sur le futur. Au pays de l’understatement (la litote), on ne craint jamais de verser dans le too much. Les londoniens n’ignorent pas que l’audace consiste à savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Ils forment donc un peuple, car oui, il existe bien un peuple de Londres, vibrant, virbrionnant, constamment en avance d’une mode. Londres nous étonne toujours par sa hardiesse et son alacrité. A quoi il convient d’ajouter un humour omniprésent qui, n’en déplaise aux amateurs de cricket, est à coup sûr le premier sport national britannique.

 

La Mecque de Londres, le lieu qui symbolise à coup sûr le mieux l’état d’esprit de la cité, c’est l’univers tentant mais financièrement impitoyable pour les bourses, de la maison Harrods. Il n’est qu’à voir les étalages de fruits exotiques venus des contrées les plus lointaines du Commonwealth, qui sont une métaphore de cette ville multiethnique où chacun semble vivre à sa guise : tel gargotier indien, par exemple, en prenant à son aise avec l’orthographe, pour se mettre à l’enseigne d’un Kwality Tandoori. L’architecte John Nash avait autrefois édifié The Quadrant, qui prolonge Regent Street, pour séparer le beau monde de Mayfair de la plèbe de Soho. Certes, Mayfair, Knightsbridge, Belgravia, Chelsea ou South Kensington restent les quartiers de la «haute», mais ailleurs, là où vont bon train les rénovations d’entrepôts, les jeunes cadres prospères ne dédaignent pas d’habiter à proximité des HLM, et quelques-uns des restaurants les plus courus de sir Terence Conran se trouvent, du côté de Butler’s Wharf, dans un secteur des bords de la Tamise en partie occupé par des chômeurs.

 

Il n’est que d’aller à Covent Garden pour juger des bigarrures de la population londonienne et prendre la mesure de sa fantaisie. C’est une sorte de grande scène à ciel ouvert que se partagent des bateleurs en tout genre, le premier Punch and Judy (marionnettes) d’Angleterre y restant le rendez-vous des enfants, qui viennent là, parfois, grimés à outrance. Que dire alors de ces filles aux paupières jaune canari et qui ont l’embarras du choix entre les 99 teintes de la palette de Mary Quant pour se faire des ongles pailletés, pointillés, zébrés ou piquetés d’étoiles ? Quant aux jeunes gens ayant opté pour le style gothic (ultime avatar du punk et du grunge), ils ne lésinent pas sur le piercing et les tatouages. Mais qu’ils décident un beau jour de se présenter à un entretien d’embauche, c’est aux frais du gouvernement qu’ils se feront couper les cheveux et reprendront un aspect «normal». Merveilleux pays où les excès parviennent toujours à sécréter leurs antidotes !

 

Dans les files d’attente qui se pressent à l’entrée des boîtes, n’importe quel soir de la semaine, que ce soit dans Charing Cross Road, en face de la tour de Centre Point, sous les arcades de Charing Cross ou du côté de Kensington, vous croisez aussi bien des messieurs très convenables, si l’on considère que l’habit fait le moine, des jeunes gens au regard évaporé dont le moindre orifice que les dieux leur ont donné est annoncé par des rangées d’anneaux métalliques, des travelos plutôt cool, des drag-queens hystériques ou l’inverse, des gogos boys demi-nus tout droit sortis d’une production hollywoodienne des années cinquante, genre Ben Hur, des éphèbes effarouchés qui viennent de s’enfuir d’un album de Pierre et Gilles, des punks traditionnels, des barbus façon Village People, le ministre de l’éducation nationale espagnol, un prostitué d’Aix-en-provence, ou encore un vieux pianiste de jazz qui vous interprétera toute la soirée des morceaux de Piaf et d’Aznavour dans un cabaret somptueux, pour la simple beauté d’un hommage rendu à la France. Il vous invitera, si vous avez un peu de chance, à prendre place à bord de sa Rolls pour un petit-déjeuner au Hilton de Hyde Park. Bon, certes, il n’est que cinq heures du matin et le restaurant ouvre à six heures. Peu vous chaut. Le personnel se mettra néanmoins à votre service et vous dégusterez, moins de dix minutes plus tard, du bacon et des sausages arrosés d’un breakfast tea tout droit venu de l’Inde. Pendant ce temps, le chauffeur, dans la Rolls, somnole sur les pages d’un Daily Express encore chaud.

 

A moins que vous ne fassiez, sur les hauteurs de Roof Gardens, une boîte à la mode perchée sur le toit d’un grand magasin de Kensington, la rencontre de votre nuit. Imaginez une ravissante créature asiatique, douce et sensuelle, venue étudier dans la capitale britannique, et qui vous entraîne dans un de ces flats d’Islington aménagés dans d’anciennes demeures victoriennes. Vous voilà allongé sur un lit japonais, dans un univers peuplé de fontaines qui glougloutent, d’encens qui encense et de Bouddhas qui boudent. Ne boudez pas votre plaisir, ce n’est pas encore le nirvana, mais Londres pourrait bien vous y conduire tout droit.

 

La nuit londonienne est tout aussi impossible à décrire que ses jours. Vous avez le choix entre la frénésie de la West End, qui englobe le quartier des théâtres, de la prostitution et de la communauté gaie de Soho, celui des restaurants et des comédies musicales de Covent Garden, ou des zones plus excentrées, au charme mi-provincial, mi-méridional, comme Hampstead, avec sa tranquille avenue aux boutiques ouvertes jusque tard dans la nuit, déployant ses terrasses sous les platanes, ou encore Islington, ancien quartier populaire devenu le comble du chic depuis que quelques stars de la pop et du rock y ont pris racine.

 

Le visage de Londres, aujourd’hui, est plus que jamais changeant, et pourtant toujours fidèle à lui-même. Aucun peuple n’est plus attaché à son passé que le peuple de Londres, mais aucun peuple non plus n’est plus propre à recevoir, à assimiler et à répandre de nouvelles idées, de nouvelles modes, de nouveaux goûts. Le mythe de la «swinging London», né entre 1966 et 1967 a contribué à répandre dans le monde une nouvelle image de cette ville. Samuel Johnson, le grand écrivain du XVIIIe siècle, ironique et caustique dans ses jugements lapidaires, put écrire de cette Londres qu’il avait si souvent égratignée de sa satire : «...un homme fatigué de Londres est un homme fatigué de la vie, parce qu’il y a à Londres tout ce que la vie peut offrir».

 

Les londoniens semblent osciller sans cesse entre deux pôles, comme si le goût de la novation et de l’extravagance était inscrit dans leurs gènes tout autant que celui de la tradition. Ils font fête à la styliste Vivienne Westwood, reine de la provoc, qui chahute la mode par des vêtements burlesques ou osés, mais ils se précipitent à Kensington Palace pour voir l’exposition Dressing for Royalty, présentant les tenues compassées portées par leurs reines successives lors de cérémonies officielles. Et ils seraient sans doute bien fâchés si l’on ne devait plus visiter la Tour de Londres sous la conduite de hallebardiers ou si les caissiers de Fortnum & Mason ne portaient plus la queue-de-pie. Le respect poitilleux de certaines traditions confine d’ailleurs parfois à la cocasserie. Dans Burlington Arcade, par exemple, une voie privée du siècle dernier où «il est interdit de courir, de siffler, de porter de gros paquets et d’ouvrir un parapluie». Un beadle, huissier qui semble tout droit sorti d’un roman de Dickens, arpente cette galerie marchande aux vitrines spirituelles pour réprimander à l’occasion les contrevenants.

 

Alors si tout cela vous inspire des commentaires, si vous avez des vues originales sur la pluie, le beau temps et la vie comme elle va, profitez donc, le dimanche matin, de ce grand défouloir qu’est Speaker’s Corner (le coin des orateurs), dans Hyde Park, pour en faire part aux promeneurs, dans la langue de Shakespeare si vous la maîtrisez ou, à défaut, en français. Mais il y aurait infiniment plus chic, et qui prouverait que vous avez réussi à attraper the touch : écrivez une lettre au Time. Un londonien qui se respecte en a, paraît-il, toujours une dans la poche. 4929113982_e587e00473.jpg

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