Le roman At the end of the matinee, de Keiichiro Hirano, sortira le 15 avril prochain dans sa version anglaise. Une occasion pour le public occidental de découvrir un deuxième roman de l’auteur japonaise dans la langue de Shakespeare, de nombreux autres ayant été traduits en français chez Philippe Picquier et Actes Sud.
Le roman de Keiichiro Hirano s’inscrit dans son époque : celle d’un Japon en proie à une crise de confiance qui dure depuis 1995 et l’explosion de la bulle financière, poursuivant dans un confort qui se dégrade peu à peu le rêve nostalgique des Trente Glorieuses et d’une croissance qu’on avait crue sans fin ; celle des attentats de Paris, en 2015, dans une France qui découvrait ce qu’elle n’avait pas voulu voir, c’est-à-dire que le terrorisme pouvait venir de l’intérieur et n’en était que plus violent.
Au milieu de ce monde en pleine mutation, une histoire romantique fleurit entre un homme et une femme. Chabadabada ? On est loin de Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée dans le film de Lelouch, Un Homme et une femme, le fameux film de Lelouch, et pourtant… Il y a le même doute qui pèse sur soi, sur son identité, sur le sens de la vie, la même indécision, le même trouble sentimental, la même absence de lutte, le même vide existentiel. Puissance dix dans le livre de Keiichiro Hirano.
Dans le film de Lelouch, les deux protagonistes principaux mènent des existences d’apparence facile : des vies confortables, épanouies, matériellement sécures. Chez Lelouch, Trintignant (Jean-Louis Duroc) est coureur automobile, célèbre, adulé. Sa femme se suicide après qu’il a souffert d’un grave accident automobile, croyant qu’il est perdu. Anouck Aimée (Anne Gauthier), script-girl, se remet péniblement de la mort de son cascadeur de mari.
Dans le roman de Keiichiro Hirano, au cœur d’une époque sans espoir, il en va un peu de même. Satoshi Makino est un guitariste classique au faîte de sa gloire, qui donne des concerts dans le monde entier, que des milliers de fans adulent et qui a pour ainsi dire perdu, de concert en concert, dans une vie qui ressemble à une course contre la montre, avec des relations faussées et souvent inauthentiques, le sens de sa propre existence. Un soir, après une représentation, il rencontre Yoko Komine, une journaliste qui mène son métier comme on part en guerre.
Une conversation se noue entre eux, qui ne cessera pas. Il se verront de loin en loin, proches comme personne, distants comme jamais. Ils alterneront des moments d’une force inouïe, avec le sentiment d’avoir rencontré chacun son alter ego, et d’interminables temps morts, ne sachant trop s’ils sont amoureux, attirés, sentimentaux, rêveurs, englués qu’ils sont dans un individualisme qui est peut-être le propre d’une classe sociale favorisée : celle qui réunit les privilégiés de la mondialisation heureuse, ces gens qui mènent une vie aussi intense que les libertins à l’époque du marquis de Sade ou les rockeurs des années 1950, qui prennent l’avion comme on prend le bus, qui errent de capitale en capitale comme des âmes damnées pendant un purgatoire. Ils font partie de ces êtres qui, vus de l’extérieur, par ceux qui n’ont rien, ressemblent bien à un scandale : comment ne pas être heureux quand tout nous sourit ?
Mais les choses ne sont pas si simples. Il n’y a pas de liberté : seulement des libérations, et le confort de vies sans histoires peut miner les âmes comme le ferait un confinement. Quand on fait le tour de la terre comme le tour de sa prison, difficile de rêver, difficile d’espérer. On est dans le monde comme un voleur dans une maison vide. C’était donc seulement ça ?
Si les romans sont des autoportraits, comme Cocteau le prétendait de toutes les œuvres, alors on se dit que l’auteur d’une telle œuvre porte sur lui-même un regard à la fois bienveillant et courroucé. Il semble en effet en permanence – mais il ne s’agit là que d’une impression de lecteur – partagé entre une certaine tendresse pour ses personnages et leurs affres sentimentales et un agacement pour la puérilité de leur romantisme exacerbé.
Yoko, journaliste engagée et combative, est séduite par la douceur de la musique de Makino, par la sensibilité à fleur de peau du musicien. Makino, lui, est intrigué par le raffinement intellectuel de Yoko. Mais l’un comme l’autre garde ses distances ; ils restent comme inconscients du sentiment qui monte en eux, incapables de le reconnaître, de l’affronter, de le dominer et surtout de le vivre. Ni l’un ni l’autre n’ose faire le premier pas. La relation si forte qui les lie pourra-t-elle ainsi se poursuivre et se développer ? Finiront-ils par composer ensemble une symphonie sentimentale ? Ou bien laisseront-ils le destin les séparer comme il sait toujours le faire ?
C’est la question centrale et quasiment philosophique de ce roman que les inattentifs et les incultes prendront pour une bluette, et qui pose fondamentalement la question du sens de la vie et de notre libre-arbitre.