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1 juin 2018 5 01 /06 /juin /2018 11:58

« Vie, violence, ça va de pair… » chantait Claude Nougaro à la fin des années 1980. Serait-il encore possible de chanter cette chanson aujourd’hui, dans notre société aseptisée où la moindre violence scandalise et provoque des levées de boucliers, quand ce n’est pas la menace du glaive ? La violence, en effet, semble exclue de nos vies. Niée. Cachée. Intolérable.

 

Elle fait pourtant partie intrinsèque de notre existence. Dès la naissance. La venue au monde d’un enfant, même quand elle se passe dans les conditions les plus satisfaisantes, est d’une violence extrême. Pour une fois, le mot extrême est employé à raison. A l’autre bout, la violence de la mort n’épargne personne, même ceux qui ne disparaissent pas de ce qu’on a coutume d’appeler une mort violente. Entre ces deux pôles, les violences sont légions : les premiers pas de l’enfant constituent l’une de ces violences que les adultes cherchent à oublier. Ils y parviennent assez bien. L’acte sexuel est rempli de violence ; seul l’enfant qui le surprend le sait ; l’adulte le nie. La violence est partout dans nos sociétés. Dans les guerres, bien sûr. Dans la paix également. Dans le DRH qui annonce brutalement au salarié son licenciement. Dans la femme qui claque la porte derrière elle et ne reviendra jamais. Dans la bouche des parents qui renient leurs enfants. Dans mille et un actes, dans mille et une paroles, dans mille et un silences d’indifférence.

 

La violence est une modalité de la vie. Cela signifie que la vie se donne, s’exerce et se retire dans la violence. Une naissance, même sans douleur, est violente. Ce serait appauvrissant – comme nous le faisons aujourd’hui dans nos sociétés – de fustiger la violence pour l’écarter de la vie. Comme écarter le mal pour faire en sorte qu’il n’y ait que le bien, écarter le salé pour ne garder que le sucré… Le résultat est forcément étouffant donc, à terme, violent. L’essentiel de la violence quotidienne vient du refus d’envisager la violence qui était déjà là et qui signalait une rencontre nécessaire avec l’autre, un affrontement indispensable, mais qui s’est révélé impossible. La peur de cet affrontement, donc la peur de cette violence, produit une violence encore plus grande. Cela se passe comme dans une famille : par exemple, la peur d’un affrontement entre le père et le fils produit entre eux des rapports très calmes, mais étouffants pour le fils et frustrants pour le père.

 

Beaucoup d’entre nous pourtant, parce que la culture tend le plus souvent à vouloir limiter la violence naturelle du monde, souhaiteraient abolir toute violence. C’est de bonne guerre. Il est toutefois utile de s’interroger sur la violence d’une société sans violence. Etouffer la violence peut amener une violence encore plus grande. Cela reste vrai sur le plan sociologique comme sur le plan psychologique. Il ne s’agit pas de légitimer la violence ni de la souhaiter, mais de savoir la contenir, la circonscrire, lui permettre de s’exprimer de la manière la moins destructrice qui soit. Mettre en prison l’homme violent qui a commis un délit ou un crime afin qu’il soit mis hors d’état de nuire est une violence terrible sur cet homme, mais qui peut sans doute être justifiée. Quand des anti-corridas, le 19 juin 2018, manifestent avec violence à l’entrée des arènes de Nîmes, ils font sortir la violence des arènes où elle était circonscrite, mettent à sac un quartier et envoient six policiers à l’hôpital. Vous avez dit violence ?

 

Non seulement les conflits ne peuvent disparaître de la société humaine, mais ce sont ces conflits eux-mêmes parfois qui ont permis de faire progresser l’Humanité. Les combats de la classe ouvrière tout au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle en Occident, ont favorisé une nette amélioration des conditions sociales de cette dernière comme la création de caisse de retraite, la limitation du nombre d’heures de travail, le SMIC, les congés payés. Le conflit fait en quelque sorte partie de la vitalité d’une société. Une société sans conflits serait une société en état de mort sociale. C’est pourquoi une certaine dose de conflit est inhérente à toute société humaine. C’est ce que Kant appelait « l’insociable sociabilité » humaine. Kant explique cette expression paradoxale dans son opuscule Etude d’une Histoire Universelle d’un point de vue cosmopolitique. Les hommes sont à la fois attirés les uns par les autres (sociabilité), mais en même temps ils se repoussent les uns les autres par jalousie, envie, compétition (l’insociabilité). C’est cette double force « l’insociable sociabilité » humaine qui est le moteur de tout progrès civilisateur. Le conflit est une nécessité sociale, car s’il n’y avait pas de conflits, s’il n’y avait pas de jalousie, compétition, envie, il n’y aurait pas suffisamment d’émulation entre hommes. Et s’il n’y avait pas de conflits, nous en serions encore au stade des cavernes.

 

Evidemment ce conflit ne doit pas non plus être trop prononcé comme le remarquait Kant, car sinon il ne serait que destructeur. Il faut que l’insociabilité du genre humain soit contrebalancée en permanence par une puissance adverse : « la sociabilité ». C’est « l’insociable sociabilité » dit Kant, cette double force antagoniste qui permet le maintien et le perfectionnement des sociétés humaines.

 

Une société sans conflits n’est donc pas souhaitable, et même l’état de guerre n’est pas à bannir absolument selon Kant. Ainsi dans son Projet de paix Perpétuelle, Kant souligne à maintes reprises qu’il ne faut pas que le spectre de la guerre soit totalement écartée. S’il n’y avait plus le risque potentiel d’une guerre, la société humaine rentrerait dans un stade de décadence qui l’anéantirait. N’est-ce pas ce qui se passe actuellement en Occident où la guerre ne semble plus qu’un lointain cauchemar en vieux films en noir et blanc, enfouis dans l’oubli de quelques décennies ?!

 

Une société sans aucun conflit n’est donc pas réalisable, et même pas souhaitable. Cependant les conflits doivent de plus en plus être régis avec le moins de violence possible. C’est pourquoi nos sociétés voient apparaître des métiers comme celui de médiateur. Ces médiateurs interviennent dans les conflits de voisinage, de travail, dans les familles où l’on divorce et on recompose. Les conflits sont nécessaires pour qu’une société continue d’évoluer, mais ces conflits doivent pouvoir se résoudre par le débat politique démocratique et non par la violence sanguinaire.

 

Il ne s’agit évidemment pas de justifier toute violence mais au contraire de la juguler. On n eva pas saluer la politique américaine depuis la Seconde Guerre mondiale, que Gore Vidal décrit dans Perpetual War for Perpetual Peace, ni toutes les actions américaines consistant à supprimer toute démocratie qui s’attaquerait aux intérêts américains, comme le fit au début des années soixante le Premier ministre iranien démocratiquement élu auquel les USA substituèrent une dictature qui leur était favorable. Bien sûr que non. On ne va pas non plus justifier le viol, le meurtre ou l’inutile torture. Mais il est nécessaire de réfléchir un peu avant de vouloir éradiquer toute violence : il ne s’agit pas de basculer dans une situation qui serait plus violente encore. Les militants anti-avortement, comme certains catholiques intégristes, voient-ils combien enfanter l’enfant d’un viol est une violence immense qui va se perpétuer pendant toute une vie pour la mère comme pour l’enfant ? Quand une violence plus grande que la violence initiale devient nécessaire pour éradiquer la première, l’homme cultivé se fourvoie. Il n’avance plus sur le chemin de la culture : il est déjà rattrapé par son animalité qu’il ignore.

Une société sans violence ?
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