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6 juillet 2020 1 06 /07 /juillet /2020 13:44
Luxe et Japon
Je mène actuellement, pour une organisation française, et pour quelques mois, une enquête approfondie sur la notion et le marché du luxe au Japon, avant de faire la même chose pour le luxe à la scandinave. Ces travaux vont aboutir ensuite à une série de conférences et à une publication (en fait, deux publications) sur le sujet.
 
Dans un pays à la culture raffinée et tournée vers les loisirs comme le Japon, trente années de stagnation, depuis l'éclatement de la bulle financière, ont freiné l'évolution de ce marché. Les jeunes retraités d'aujourd'hui avaient trente ans lors de l'éclatement de la bulle, dans les années 1990. Grâce au faible taux de chômage, ils continuent pour la plupart de travailler et cumulent retraite et petits boulots. Ils restent donc de grands consommateurs de biens de luxe, notamment de bijoux, qu'ils transmettront à leur famille, ce qui contribue au renforcement du marché du luxe.
 
A l'autre bout de la chaîne, une grande partie de la jeunesse, frappée dans l'adolescence par le séisme de mars 2011, le tsunami qui en a prolongé la caractère catastrophique et le drame nucléaire de Fukushima - même si la France, du fait de ses intérêts puissants en la matière, a nié avec un humour grandiose le caractère "nucléaire" de l'explosion - une grande partie de la jeunesse, donc, pleinement conscient du caractère éphémère de toute chose, a décidé de profiter de chaque instant pour consommer, avant qu'il ne soit trop tard.
 
Du coup, le marché du luxe au Japon a repris du poil de la bête et se porte mieux que jamais. Il est le troisième marché du luxe au monde - alors que la population du Japon est faible, à peine deux fois la France - et porte des caractéristiques spécifiques qui correspondent à la culture japonaise dans son ensemble. On peut les résumer en quelques traits, qui ne seront bien sûr pas développés ici.
 
D'abord, le caractère éphémère. Le luxe, au Japon, c'est aussi ce qui ne dure pas. Normal, dans un pays soumis aux sourdes forces du dragon souterrain, où séismes, typhons, inondations, tsunamis et éruptions volcaniques sont presque le lot quotidien. L'impermanence des choses, ce n'est pas qu'une parabole du Bouddha, mais un vécu quotidien. Sans parler de ce qui fâche : Hiroshima, Nagasaki, la disparition de la notion de progrès.
 
Du coup, l'innovation permanente sur le fond comme sur la forme, les magasins éphémères, la nouveauté même superficielle ont la cote. Tout devient mode - un feu de paille. Le luxe premier, c'est quand même la fleur de cerisier, cette délicatesse qui se consume en quelques heures, comme l'amour qui ne se réalise pleinement que dans la mort, comme la beauté, "tôt vouée à se défaire". Mourir, disparaître, renaître : le cycle naturel du samsara, la vision circulaire du temps, engendre aussi le goût de l'innovation et de la créativité. Il faut renouveler, inventer, façonner un monde nouveau. D'où les investissements colossaux en R&D, la prééminence de l'art dans la société depuis des siècles, et un esthétisme qui envahit la société, de l'art du thé selon Sen no Rykyû au design omniprésent dans l'industrie, la décoration comme l'architecture.
 
Le luxe, c'est aussi l'emballage et le packaging. De même que l'on multiplie, dans les sanctuaires shintô, les portes qui rapprochent du coeur mais n'y mènent jamais, le coeur étant par essence insaisissable, le moindre objet, même banal et anodin, est mille fois emballé, empaqueté, "momifié", bref, sacré. Dans le cadeau, c'est bien sûr l'emballage qui compte, comme mille circonvolutions pour dire son amitié, son amour, sans jamais le formuler parce que l'essentiel ne se dit pas : il s'éprouve. Tout objet est sacré. Il a bien sûr une âme. "Objets inanimés..." Le shintoïsme traverse le monde contemporain sans qu'on y prenne garde. Il fonde la perception du monde, jamais très loin sous la surface de la société de consommation. Sans doute contraire d'une pensée écologique du dépouillement, de l'épure - pourtant très présente aussi, mais c'est là la contradiction fondamentale, comme celle qui oppose le wabi et le sabi, et la contradiction crée l'équilibre, l'harmonie, le wa.
 
Le luxe, c'est bien sûr le silence, mais au Japon, le silence est partout. Tout est luxe alors ? Tout est sacré ? Tout est respect ? Le métro à l'heure de pointe ? La file d'attente dans les gares ? Le client salué mille fois, honoré, remercié ? Le silence, c'est la base sur laquelle fonctionne l'accueil. Accueillir, au Japon, c'est un art. Un art valorisé, enseigné, noble. C'est souvent la France qui l'invente, qui en définit les procédures, qui forme les salariés. C'est toujours le Japon qui pratique. La moindre boutique de quartier applique au Japon les règles qui prévalent avenue Montaigne. D'où la fascination qu'exerce la France pour ceux qui ne la connaissent pas : une France de culture et de raffinement. D'où le syndrome de Paris, cette dépression qui exige le plus souvent hospitalisation et rapatriement immédiat des touristes nippons : la première image du pays visité n'est pas conforme au fantasme de départ : saleté, mendicité, agressivité n'étaient pas au programme.
 
Le luxe répond aussi au Japon à la nécessité de la perfection. Le prix compte peu dans les échanges commerciaux au regard de la volonté d'accéder à ce qu'il y a de meilleur. Pas facile de faire des affaires avec un peuple prêt à renvoyer des palettes d'huile d'olive parce que le coin d'une étiquette sur une bouteille unique tend à se décoller légèrement. Le hasard n'a pas sa place. Ce n'est pas un concept envisageable. Tout doit être prévu, ficelé, planifié, anticipé. Les négociations sont éternelles comme les neiges du Fuji. Les prémices de l'amour aussi. Au Japon, on passe son temps à monter l'escalier. Les ascenseurs eux-même ont une sensualité propre.
 
L'image de la France se porte bien au Japon. Nous restons, malgré les dérives, le pays du raffinement, du luxe, de la culture et des arts. Il me semble d'ailleurs que la culture française est bien mieux défendue dans cet archipel menacé de submersion que chez nous : on loue nos peintres, on lit nos grands auteurs, avec plus de ferveur à Tokyo qu'à Paris. Certains de nos artistes maison disposent de leur musée dans la capitale nippone alors qu'ils sont oubliés chez nous. J'ai pu discuter de Camus, de Cocteau, de Guibert dans un bar de nuit de Shinjuku alors que je m'attendais à parler de Kanô Masanobu et de ses suiveurs, de Ryûnosuke Akutagawa, de Yukio Mishima, de Yasunari Kawabata ou de Keiichiro Hirano.
 
La qualité de l'artisanat traditionnel compte aussi beaucoup au Japon. Le luxe, c'est avant tout des métiers. Dans ce pays qui ne distingue guère l'art de l'artisanat, où l'utile rejoint le beau et où la fonction façonne la beauté, un sabre n'a de sens que si sa lame coupe à la perfection. Si l'artisanat fut moins valorisé dans les décennies d'après-guerre où l'industrie devait reconstruire le pays - il n'avait pas disparu pour autant - il a retrouvé ses lettres de noblesse depuis la fin du XXe siècle.
 
Goût de l'éphémère, créativité constante, enveloppement, silence, perfectionnisme, qualité de service. L'idéal du luxe japonais n'est pas très éloigné de celui de la France. La distance géographique n'induit pas forcément la distance culturelle. L'étude des différences culturelles mène souvent au constat d'une proximité culturelle inattendue. Peut-être faudrait-il ajouter la culture du "kawaï", le goût de ce qui est petit : chiots, chatons, objets miniature, etc. Elle imprègne désormais le luxe lui-même. Normal : ce qui est petit entraîne par nature le développement d'un sens de protection chez l'homme comme chez la femme. Une sorte de "société du care" où chacun éprouve une forme de responsabilité à l'égard d'autrui. C'est sans doute sur l'opposition entre les notions sociologiques d'individualisme et de collectivisme que persistent les différences les plus frappantes.
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