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26 novembre 2020 4 26 /11 /novembre /2020 19:55

Le grand écrivain Keiichiro Hirano était l’invité de la Tokyo American Club TV le 13 novembre 2020, pour présenter son premier livre publié en traduction anglaise : A Man. Accompagné de son traducteur en langue anglaise pour cet ouvrage, Eli KP William, lui-même romancier par ailleurs, ainsi que d’une interprète japonais/anglais, il a une nouvelle fois démontré, avec une remarquable humilité de ton, la simplicité et la force de sa démarche d’auteur, deux atouts qui font sans doute son succès grandissant, non seulement au Japon, qui est son pays de naissance, mais aussi dans un nombre croissant de pays du monde.

 

La rencontre se déroulait dans une vaste salle aux couleurs chaudes et au design fonctionnel, traversée des lignes verticales de ses appliques tournées vers le haut, des lignes horizontales du large lambris mural, et de la fantaisie colorée des motifs géométriques de l’épaisse moquette. Chacun des participants, doté d’une table, était installé à plusieurs mètres de distance, ainsi que les membres du public, installés de plain-pied. Cet événement hybride ne réunissait qu’un public limité en présentiel pour des raisons sanitaires évidentes, l’essentiel des auditeurs étant installés chez eux devant leur écran.

 

Après une lecture des premières pages de son ouvrage, doublée en anglais par son traducteur, Keiichiro Hirano a commencé de répondre aux questions du journaliste chargé de l’interview-conférence. Le journaliste rappela le parcours de Keiichiro, cet auteur né le 22 juin 1975 à Gamagori dans la préfecture d'Aichi, Keiichiro Hirano a grandi à Yahata dans la préfecture de Fukuoka.

 

Étudiant en droit à Kyoto, profondément marqué par la lecture du Pavillon d'or de Yukio Mishima, Keiichiro fait ses débuts en littérature à l'âge de vingt-trois ans avec L’Éclipse, roman dont l'action se situe en France au XVe siècle. Publiée en 1998, cette œuvre remarquée pour son sujet atypique et ses kanjis inusités lui vaut le prix Akutagawa : il devient alors l'un des plus jeunes auteurs récompensés par ce prix. Conte de la première lune, publié dans la foulée, et Sôsô (Funérailles), long roman sur les vies de Delacroix et Chopin publié en 2002 et inédit en français, confirment son style imprégné de culture classique.

 

A partir de 2003, il signe plusieurs recueils de nouvelles qui le voient s'orienter vers des thèmes contemporains : un texte comme La Dernière Métamorphose évoque ainsi les hikikomoris.

 

Cette orientation se confirme par la suite à travers des essais, mais aussi de longs romans de genre comme Compléter les blancs, publié au Japon en 2011-2012, qui voit l'auteur se pencher sur le thème du suicide et développer le concept de "dividualisme". Par opposition à l’individualisme, ce concept propose une vision de l’Homme en tant qu’être multiple, à la personnalité divisée en plusieurs aspects qui se manifestent ou non en fonction des relations avec les autres. En 2018, il est lauréat du Prix Yomiuri pour Aru otoko.

 

Hirano revendique les influences de Yukio Mishima, Mori Ogai, Charles Baudelaire, Mircea Eliade mais aussi, pour ses longs romans, de Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Léon Tolstoï et Fiodor Dostoïevski. Il a vécu un an en France, au milieu des années 2000, en tant qu'ambassadeur culturel nommé par l'agence pour les Affaires culturelles du Japon.

 

Très actif sur Twitter, il prend fréquemment position sur des sujets comme le nucléaire et la politique menée par le gouvernement de son pays, s'opposant notamment au projet de loi de révision de l'article 9 de la Constitution japonaise.

 

A écouter Keiichiro Hirano, on se dit qu’il est très japonais. Ses prises de parole sont délivrées sur un ton mesuré, empreint d’une certaine réserve. Comme tous les participants de cette rencontre, il est assis sur une chaise et non debout. L’une tient un micro, l’autre virevolte pour souligner le contenu de son discours. Parfois, un sourire traverse son visage et laisse entrevoir un enfant sensible et volontiers rebelle, mais Keiichiro sait se tenir et respecter les codes. Quand il le faut. Reiko Saito, l’interprète japonaise, a une rude de tâche car Keiichiro développe volontiers ses réponses aux questions qui lui sont posées, dans une attitude d’exigence et de générosité à la fois.

 

Interrogé sur les origines de son goût pour l’écriture romanesque, Keiichiro Hirano explique qu’il a toujours lu beaucoup de romans, dès l’adolescence, quand il était au lycée. Très vite, il s’est mis écrire des récits, comme un prolongement du travail de lecture. Comme il ne savait pas exactement le métier qu’il souhaitait faire, il a suivi les conseils des adultes qui lui enjoignaient de se lancer dans une carrière de juriste. Il est donc entré en droit à l’Université de Kyoto.

 

Bien sûr, lui ne pensait pas vraiment devenir un juriste. Il se voyait assez mal travailler comme juriste d’entreprise. Pendant ses années universitaires, il a constaté que son désir d’écrire des romans allait croissant. Dès ses années de lycée, il développait une conscience des aspects politiques de son pays. En 1994 débutait la crise économique au Japon, qui mettait un terme aux décennies de la croissance d’après-guerre, ce qu’on a appelé à l’étranger le « miracle japonais ». Il régnait dès lors au Japon une « atmosphère fermée », comme le dit Keiichiro Hirano. C’étaient aussi les débuts d’internet, qui n’avait pas pris l’importance qu’il a aujourd’hui dans la société. Keiichiro étudiait le français et découvrait la littérature européenne.

 

A l’Université de Kyoto, il avait comme ses congénères beaucoup de liberté. L’Université de Kyoto n’était pas celle de Tokyo. Les tentations de sortir étaient moins nombreuses. Comme il s’agit d’une Université nationale, donc publique, il côtoyait des étudiants moins riches que dans une structure privée. Après les cours, certains allaient en bandes, beaucoup passaient leur temps dans des petits boulots pour arrondir les fins de mois, certains faisaient de la politique. Keiichiro lisait des romans. C’était pour lui la belle époque : du temps pour soi, des livres, on devine derrière ses mots une solitude volontaire, choisie, heureuse.

 

Quand le journaliste lui pose une question sur la genèse de son livre A Man, insistant sur les thèmes qui traversent ce roman, depuis le « mystère » qui fait penser à un roman policier jusqu’à des questionnements plus profonds sur l’identité, le bonheur, l’éthique et qui rendent tout étiquetage difficile, Keiichiro Hirano est évidemment dans son élément. Il a en effet beaucoup écrit, ces dernières années, sur le thème de l’identité, tentant de répondre à deux questions essentielles : Qui suis-je ? Qui j’aime ?

 

Concernant le « mystère », il juge utile de préciser qu’il ne lit pas de livres de mystère. Son objectif, dans l’écriture romanesque, consiste à rédiger des romans « en couches » : une première couche superficielle qui maintienne le lecteur en haleine et qui soit susceptible de toucher un large public puis, plus profondément, des couches qui touchent à la philosophie, aux problèmes d’identité, aux discriminations. « Depuis des années, c’est ce type de structure que je cherche à réaliser dans mes livres. » Cela fait à présent une décennie environ que la littérature de Keiichiro Hirano procède de la sorte.

 

« Le monde moderne est très complexe, » souligne Keiichiro Hirano. Il y a la vie dans les petites villes, qui est difficile à décrire et qui constitue l’une des formes de la réalité. Puis il y a le monde qui présentent les mass médias, celui des réseaux sociaux et d’internet. Tout cela représente plusieurs couches de la réalité. Il devient donc difficile de dépeindre le monde du terrain.

 

Avant de construire ses romans « en couches », il tendait à écrire des histoires constituées de plusieurs lignes parallèles, autrement dit composées de plusieurs récits noués ensembles, en passant de l’un à l’autre. C’était troublant pour le lecteur habitué à des récits linéaires ou aux « romans du moi » initiés par les japonais modernistes depuis la fin du XIXe siècle, mais cette forme de construction représentait sa marque de fabrique.

 

Le journaliste lui pose ensuite la question de ses « cibles » : quand il écrit, pense-t-il avant tout au lecteur japonais ou intègre-t-il le fait que ses récits pourraient toucher un lectorat mondial ? Keiichiro répond que Facebook et plus globalement internet permettent de toucher plus facilement les gens à l’international. Par exemple, le lien entre un auteur et son traducteur est désormais bouleversé. Jadis, ce lien passait par l’éditeur. Un traducteur qui souhaitait adapter un roman dans une langue étrangère devait contacter l’auteur au travers du filtre de l’éditeur. A présent, le contact peut se faire de manière beaucoup plus directe. De même, pendant le cours de la traduction, le traducteur qui rencontre un problème de détail peut poser une question à l’auteur et obtenir sa réponse dans la minute. Bref, l’échange à distance facilite grandement les choses.

 

L’un des thèmes essentiels pour Keiichiro Hirano est bien sûr la question de l’identité. L’écrivain éprouve fondamentalement et, sans doute, intimement, une difficulté à admettre que l’on puisse mettre des gens dans des cases. Il semble qu’il éprouve, comme nous l’avons écrit ailleurs, un sentiment de claustrophobie puissant qui est à la base de son écriture. L’individu devrait être considéré comme un individu libre et responsable, un être de volonté apte à se construire par lui-même. Il ne semble pas apprécier d’être considéré comme un « écrivain japonais ». Que veut dire, en effet, le fait d’être japonais, américain, ou originaire de Kyushu ? Pour lui, la classification mène droit à la discrimination. C’est la raison pour laquelle il a souhaité, dans A Man, écrire sur la troisième génération d’immigrés coréens, Zainichi. Les Zainichi sont les descendants de Coréens venus s'établir au Japon durant l'occupation de la Corée par le Japon, plus particulièrement durant la Seconde Guerre mondiale. Le terme japonais Zainichi signifie littéralement « qui reste au Japon ».

 

Les Zainichi constituent un sujet très japonais. Mais bien sûr, cela revient à écrire sur la xénophobie, et elle existe au Japon mais aussi aux Etats-Unis et ailleurs. « En écrivant, je pensais surtout au Japonais, d’où le sujet très local, mais ce thème peut à l’évidence parler aux Américains comme au monde. »

 

Au Japon, il existe le système unique du koseki. Le koseki est le registre familial au Japon ; c'est l'équivalent du livret de famille, notamment en France. Bien que des systèmes similaires aient été utilisés par le Japon par le passé, le koseki contemporain, qui concerne et recense tous les citoyens japonais, apparaît à la fin du XIXe siècle, peu de temps après la restauration de Meiji. La loi japonaise précise que tout foyer doit signaler les naissances, décès, mariages, divorces et délits à son autorité locale, qui compile ces informations dans un arbre généalogique détaillé. Si de tels évènements ne sont pas indiqués dans le koseki, ils ne sont pas officiellement reconnus par le gouvernement japonais. C’est pour Keiichiro Hirano la cause de discriminations, mais pas seulement de discriminations. Ce système pose des questions concernant les immigrés, et il existe des différences dans les discriminations. « Le système du koseki est très particulier au Japon. Comprendre le fonctionnement du système koseki, pour un étranger, c’est aussi comprendre le principe du fonctionnement des familles japonaises. »

 

En 1947, une loi a restreint le koseki à la famille conjugale, c'est-à-dire à un couple et ses enfants non-mariés. De 1946 à 1952, plusieurs centaines de milliers de personnes se virent privées de leur citoyenneté japonaise car, dans leur koseki, elles n'étaient pas enregistrées au Japon, mais en Corée, en Chine, à Taïwan ou ailleurs.

 

Par ailleurs, de nombreux problèmes surgirent de la destruction physique des registres du koseki pendant la guerre à la suite des bombardements et des incendies, en particulier à Okinawa. Bien que de nouvelles lois d'état civil soient entrées en vigueur dans les années 1950 et 1960, le koseki garde sa prééminence, alors qu'il est antérieur au Code civil japonais (1896), à la Constitution Meiji (1889) et au Code de la Nationalité (1899). L'inscription au registre national reste souvent impossible sans un koseki. Initialement compilés dans d'imposants registres papier, les koseki furent numérisés à partir de 2002.

 

Après les échanges entre le journaliste, posant quelques questions cadres, et Keiichiro Hirano, une question venant de la salle interroge l’écrivain sur les nombreuses expressions très érudites qu’il utilise dans ses romans. Certains critiques, d’ailleurs, le lui ont parfois reproché, jugeant ce type d’écriture exigeantes trop ostentatoire. Il est vrai que les critiques en question maîtrisent rarement leur langue comme Keiichiro Hirano ou Yukio Mishima… Comment Keiichiro Hirano s’y prend-il pour maîtriser aussi bien des formes aussi châtiées et étudiées de la langue japonaise ?

 

L’écrivain répond très simplement à cette question. Bien sûr, l’écriture sur internet est une écriture rapide, spontanée, presque orale et surtout corrompue. Il lui est donc nécessaire de continuer à faire ce qu’il adore faire : lire de la littérature, une littérature travaillée, de haute culture et notamment certains « classiques » de la littérature japonaise ou mondiale. Il évoque ensuite ce qui représente pour lui l’essentiel d’une écriture exigeante : il est nécessaire de rédiger des phrases courtes et précises. Brièveté et précision semblent pour lui les deux mamelles d’une littérature exigeante. Il faut éviter les termes ou expressions vagues qui n’évoquent que des choses ou des émotions superficielles. Quand il s’agit de décrire des sentiments, il est souvent utile de faire des comparaisons. Mais la précision est nécessaire pour décrire de paysages ou des faits.

 

Fait-il des recherches pour mieux connaître les thèmes sur lesquels il écrit ou bien rédige-t-il ses romans spontanément ? Keiichiro Hirano prend exemple sur le thème des discriminations et de la xénophobie, évoqué dans A Man à travers le cas des Zainichi. C’est un thème qu’il a toujours voulu traiter. Il existe une collection de romans sur les Zainichi par les Zainichi. Il en a lu beaucoup. Lui-même n’est bien sûr pas un Zainichi mais il s’est beaucoup inspiré de ces écrits. Il a par ailleurs beaucoup d’amis qui sont des Zainichi et qu’il a connus à l’école. IL en a interrogé une vingtaine dans la préparation de ce roman. Cela lui a permis de décrire les sentiments profonds ressentis par cette « communauté ». Il a donc beaucoup utilisé ses amis pour imaginer leurs réactions dans le contexte du roman. C’était un travail plus sérieux que de se projeter soi-même dans ce contexte en y apportant ses propres sentiments supposés.

 

Une dame présente à la conférence lui demande enfin à quoi il utilise les réseaux sociaux, notamment Twitter et Facebook, dont il est friand. Partage-t-il des informations sur ses livres ou sur des sujets plus larges, sociétaux ou politiques ? Par ailleurs, ayant passé une partie de son enfance dans une institution catholique, a-t-il été influencé par ce système d’éducation ?

 

Keiichiro Hirano répond qu’il a commencé d’utiliser Twitter pour informer de ses activités littéraires et annexes. En effet, les mass médias ne relayent pas toujours très bien les questions littéraires et il lui était nécessaire de faire passer des messages sur ses livres. Mais il utilise aussi Twitter et Facebook pour partager des convictions ou des interrogations sur le monde, notamment dans le domaine politique. Il caractérise Twitter comme une « conversation normale ». S’y côtoient des informations anodines comme des échanges sur des sujets plus importants.

 

Quant à son passage dans une « Catholic Junior High School », il en a surtout retenu, semble-t-il, les cours de morale catholique avec la Bible comme support. Il était très opposé à ce mode de pensée à cette époque. Sans doute ses interrogations éthiques, faites de responsabilité et de liberté, étaient-elles peu adaptées pour la soumission à une morale imposée et verticale. « Je ne comprenais pas les croyances de la Bible, souligne-t-il. Les professeurs pensaient que j’étais difficile à maîtriser. Mes amis étaient régulièrement convoqués chez le directeur parce qu’ils fumaient des cigarettes ou qu’ils ne portaient pas leur uniforme convenablement. Moi, c’était parce que mon attitude en classe en cours de morale catholique n’est pas assez conforme. J’avais un fort intérêt pour la littérature. Beaucoup des auteurs que je lisais parlaient de chrétienté ou de catholicisme. Certains étaient pour, d’autre contre. C’est par là que j’ai fini par m’intéresser à la chrétienté. Si tous ces auteurs écrivaient sur le sujet, c’est que ça devait être intéressant. »

Keiichiro Hirano invité au TokyoAmericanClub TV
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