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22 novembre 2020 7 22 /11 /novembre /2020 14:57

L'homme dispersé : un retour à la préhistoire. La liberté ne fait pas le bonheur. C'est bien sûr la libération qui apporte la lumière. Alain affirmait que le bonheur suit le courage. Et le courage demande un effort.

 

Quand la liberté devient sans entraves, offerte sans condition, et qu'elle signifie, faute de surmoi, la satisfaction dans l'œuf de toutes les pulsions, l'absence totale de frustration, c'est-à-dire quand je ne suis plus capable de résister à mon envie immédiate de chocolat pour garder des chocolats pour ce soir, la liberté individuelle n'en est pas une parce qu'il n'y a plus d'individu responsable, assertif, capable de prendre en considération, comme dans le triangle de Ricoeur, l'autre dans toutes ses dimensions, ni la société qui nous entoure.

 

L'individu n'est plus alors qu'une somme de dividus, au sens où l'entend le jeune écrivain japonais Keiichiro Hirano, sans lien, sans volonté, sans véritable continuité. Cette liberté-là n'est bien sûr pas la véritable liberté, la capacité de décider, de vouloir durablement, de construire, d'agir, de "changer la vie". Le citoyen n'est plus qu'un consommateur, jamais satisfait, jamais rassasié, ouvert aux vents de la publicité qui nous déchire, des réseaux sociaux qui nous explosent, des émotions qui se succèdent en nous et que nous prenons pour nous-même.

 

Tout autre qui n'est pas nous devient suspect pour le paranoïde que nous sommes. L'évènement indésiré est le fruit d'un complot. Le monde dans lequel nous vivons devient un monde hostile. Et pas question de tenir nos promesses. A chaque soir suffit son éternité. La loyauté n'est plus de mise. Elle nous obligerait. Le nouvel homme libre n'est obligé de rien. Pas même à son propre égard. Ce n'est pas une capacité à changer d'avis, preuve de santé mentale. C'est une incapacité à se continuer. Demain n'est pas un autre jour. C'est un autre dividu, voire un autre monde. L'incertitude est totale : je ne sais pas qui je serai demain. Je t'aime today. Demain, we'll see.

 

Cette liberté, c'est-à-dire cette aliénation, cette absence même de colonne vertébrale, est souvent prise pour une forme d'épanouissement. C'est elle qui amène les contrats à réduire leur temporalité. On s'engage pour moins longtemps. Au mariage à vie, le CDD du Pacs, dont le succès ne se dément pas. A l'emploi à vie, cher notamment aux Japonais jusqu'à la crise de 1995 qui le voit peu à peu s'effriter, le CDD, le travail temporaire, le stage même après le diplôme, quand ce n'est pas le retour du tâcheron sous la forme de l'autoentrepreneuriat. On n'achète plus ses vêtements : on les loue. La prostitution, sous des formes discrètes et dématérialisées, les bars à garçons de Tokyo pour femmes mûres esseulées, jusqu'aux alliances politiques éphémères, en passant par les consommateurs tellement infidèles qu'ils en deviennent inclassables pour les entomologistes du marketing : on ne sait plus où donner de la tête.

 

Comme un virus, l'homme mute sans fin. Et pour une fois, il y a égalité des sexes : la femme ne suit plus son mari, contrairement au code Napoléon. L'autre n'est plus l'autre : au mieux, l'objet de mon désir provisoire, un bonheur de cinq minutes, le temps de la consommation, un jouet de Noël tôt voué à moisir au pied de l'arbre.

 

C'est dans ce vide existentiel que l'individu tente malgré lui de se réunir, de rassembler ses dividus, de réunir ses forces dispersées dans une dernière guerre atomique de l'âme. Il ne peut le faire seul. Il n'a pas grandi. Il se cherche dans des selfies sans fin, dans lesquels il ne se reconnait pas. Il se prend en photo devant des trains lancés à vive allure qui le réduisent en miettes (première cause de mort par selfie en France) ou dans les sports extrêmes, tant il cherche l'intensité de vivre dans l'imminence de la mort, à la manière des soldats américains revenus du Vietnam.

 

Il tend alors une main d'ombre, à la manière des morts-vivants le jour d'Halloween, saisit ce qu'il peut, ce qui lui donnera le sentiment de l'unité. Mais comme il manque de confiance en lui, en l'autre ou dans un Dieu adulte capable de l'aider à se construire, il se contente de croire sans rassembler suffisamment de preuves : c'est l'ère des fakes, des gourous, des leurres qui montent, des radicalités insensées. Là où le radical entrait dans le Parti pour faire la Guerre d'Espagne, le "radicalisé" (changement de vocabulaire, on n'est jamais responsable de rien, dépourvu d'existence propre) part faire le djihad, parfois sans connaître les textes auxquels il croit souscrire. Il est vrai que la radicalité ne dispose pas de figures crédibles : qui peut croire dans la radicalité théâtrale d'un ancien sénateur "socialiste" enrichi par ses mandats sans fin ?

 

Même la pensée ne saurait durer : foin du débat contradictoire, de l'argumentation, de la pensée philosophique. Foin même des faits vérifiés : tout devient opinion. Tout discours se vaut. On a donc le droit de tout dire. Après tout, comme disait Maria Casarès dans le rôle de la Princesse de la Mort dans l'Orphée de Cocteau : "Vous avez tous les droits, mon brave Monsieur. Et je les ai tous." La seule condition : que le discours soit bref : slogan, invective, opinion à l'emporte-pièce, insulte plus ou moins directe, proverbe, principe normatif. Il faut bien quelques mots pour remplacer le père. Le philosophe des plateaux donne son avis sur tout, tour à tour expert en virus, chef des armées, représentant des lycéens, hydre à deux têtes, aigle à deux têtes ou déesse Shiva. Il ne se tait jamais, ce qui lui interdit de penser. Il ne dit que de la merde. L'étudiant qui pose une question n'attend pas la réponse : je est un autre instantanément. Le café qui passait dans un filtre est devenu capsule : le temps que je le fasse, en voudrais-je encore ?

 

Le raccourcissement de la pensée, des stratégies d'entreprises devenues tactiques du jour, des programmes politiques déjà obsolètes le jour de l'élection, l'état de crise permanente, qui ne vient pas des circonstances extérieures mais de l'absence de vision, donc de prévision, exagèrent notre propension humaine à rechercher la cause unique des évènements qui surviennent. Bien sûr, il n'y a pas de cause unique. Le rapport de cause à effet, comme le disait Ludwig Wittgenstein, est une pensée magique. Cela n'existe pas. Mais la pensée complexe, qui seule peut nous aider à comprendre le monde, ne s'est pas diffusée depuis l'arrivée d'Edgar Morin sur la planète bleue.

 

La pensée unique prévaut dans nombre de nos activités, et pas des plus anodines. Elle prévaut dans les religions monothéistes, où un dieu (la langue ainsi employée est déjà un blasphème, mais il faut bien reconnaître qu'il en est des floppées, de divinités), le seul, l'unique, a créé le monde un beau jour, ou peut-être une nuit (près d'un lac ?). A dieu le bien ; au diable le mal. Les sciences physiques, avec tout ce qu'on leur doit de géniales trouvailles, fonctionnent aussi sur la recherche de la cause unique. Elles finiront par arriver à Dieu, puisqu'on arrive toujours à ce qu'on croit, d'où l'on est parti, comme le voleur dans la maison vide. Après tout l'atome insécable n'est-il pas à l'origine de tout, même si, finalement, il n'est que musique ?

L'homme dispersé
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