Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 novembre 2020 2 24 /11 /novembre /2020 02:50

Il y a un jazz animal, un jazz proche de l’archaïsme des débuts, qui traverse et transcende tous les styles ; un jazz qui remonte des racines et que fabrique en nous le lémurien qui nous habite. Un jazz qui vient de l’inconscient, un jazz déchiré, déchirant, douloureux. C’est une musique qui marche plutôt qu’une musique qui coule ; le contraire, en somme, des musiques d’ascenseur qui fleurissent dans le Japon contemporain, ces musiques qui nous apaisent et nous agacent dans les « depato » (department stores), les « risutoran » (restaurants), les centres commerciaux de Tokyo ou d’Osaka et même, certains jours, les ruelles de Tanaka. Certains, éblouissants, doivent troquer leur vie contre leur art pour retrouver ces tréfonds, s’impliquer dans une démarche sacrificielle, s’adonner à tous les excès. Bref, un jazz comme un dernier souffle, dont l’auditeur recueille la flamboyance ultime : une sorte de rayon vert que produit le soleil à la fin du jour. C’est, par exemple, la voix de Chet Baker dans Let’s get lost, la chanson phare du film crépusculaire de Bruce Weber.

 

Mais il est un autre jazz, tout aussi généreux, peut-être plus, tout aussi envoûtant, une autre musique qui marche, une autre musique qui boîte, un jazz qui est pensé, au-delà même de la pensée, un jazz cérébral mais non pas calculé, un jazz raffiné comme les paysages successifs et changeants de la villa Katsura à Kyoto, un jazz dont chaque détail est parfaitement placé comme dans le jardin de pierres du Ryoan-ji à Kyoto, un jazz qui est une perfusion de vie pure dans les âmes intranquilles. C’est le jazz de Takumi Nakayama, le brillant jeune homme de Shizuoka. Ce n’est pas du jazz : c’est un jardin anglais où le désordre des fleurs répond à un ordre secret que l’on perçoit à peine. Comme à Sissinghurst, chez Vita Sackville-West, qui célèbre la plus intense liberté, celle de l’ordre dans le désordre, une anarchie exigeante et maîtrisée à merveille. C’est le jazz qui devait forcément se jouer au pays des merveilles de l’espiègle Alice. C’est le jazz où chaque feuille morte témoigne simplement que la perfection n’existe pas : simple politesse. C’est un jazz délicat et vibrant comme une gravure d’Hokusai, une évidence posée au bord de nos oreilles et qui, réservé, ne pénètre que celles qui s’ouvrent et se donnent. Un jazz qui ne vient pas vers nous si nous ne faisons pas un pas dans sa direction. Hokusai, le vieux fou de dessin, qui espérait atteindre son plein talent à l’âge de 100 ans, semble avoir ressuscité dans ce jeune musicien dont la maturité explose derrière son sourire angélique. Il a poursuivi sa mission et touché le sommet du triangle de la vie. La ligne musicale de Takumi touche à l’épure. Les sons qu’il produit sont une musique céleste qui m’évoque les bruits de la forêt tels qu’ils résonnent dans le temple Daisho-in, sur l’île de Miyajima, en été, quand les murs de papier s’ouvrent sur la lumière du Pacifique en contrebas. Ces lieux sont, comme le jeune musicien, habités par une infinité de divinités qui veillent sur nous.

 

Le jazz de Takumi Nakayama est exempt de tout pathos. C’est un jazz cultivé. Un jazz de torero plutôt que de toro. Un jazz d’anneau Ensô, cette forme circulaire qui exprime l’intégralité ou le vide du moment présent, ce cercle de lumière cher aux bouddhistes. Pas une note de trop, nulle fioriture. Une respiration primale qui ouvre sur la vie. Une joie contenue. On y entre sans y prendre garde, comme dans un bâtiment de Kenzo Tange. La lumière y est blanche comme dans le musée des arts asiatiques de Nice. On n’en sort plus, ou plutôt il ne nous quitte plus, comme une transfusion de sang doré et pétillant qui se glisse dans chaque recoin de notre corps et de notre âme. La musique de Takumi Nakayama. Mille pages les plus inspirées ne rendraient pas grâce à la moindre de ses notes. Comme les danseurs de flamenco, comme les toreros les plus authentiques, Takumi atteint très vote le duende chez à Garcia Lorca, cet été de grâce, ce summum de l’harmonie où l’homme fusionne avec l’animal dans un instant d’éternité où il se connecte à tout l’univers. Takumi fabrique de l’unité là où le monde se disperse. C’est l’amour qui tient le monde droit : la musique de Takumi est amour, et là est son miracle.

 

Mais bien sûr, le jazz est comme le zen. Au fond, le jazz le plus animal et le jazz le plus sophistiqué se rejoignent. Le toro et le torero ne font bientôt plus qu’un et il n’est bientôt plus de musicien, plus d’auditeur, juste la fusion totale de l’univers. En cela, Takumi se comporte en véritable alchimiste. C’est Giordano Bruno dissertant sur l’infinitude de l’univers, la dissolution du temps ; c’est la nature de Bouddha débarrassée de ses pelures d’oignon. Une plongée cristalline dans l’ici et maintenant.

Takumi Nakayama, ici et maintenant
Takumi Nakayama, ici et maintenant
Takumi Nakayama, ici et maintenant
Partager cet article
Repost0

commentaires