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27 décembre 2020 7 27 /12 /décembre /2020 04:55
Keiichiro Hirano, le romancier brouilleur de cartes

 

 

 

C’est très exactement le 16 mai qu’il est mort. Que diable faisait-il sur le toit de son usine ? Premier mystère. Comment s’y est-il pris pour glisser, basculer, s’écraser enfin dans la cour de l’immeuble ? Second mystère. Tetsuo Tsuchiya est mort sur le coup. Plus tard, des mois plus tard, comme beaucoup d’autres humains, il est revenu à la vie. Il ne sait pas pourquoi. Il ne sait pas plus comment il est mort que pourquoi il est de nouveau vivant. De quoi troubler son identité.

 

Pour autant, il y a des choses qu’il sait. Avec certitude. Ainsi, quand il consulte sa montre au verre fêlé, il constate l’heure préciser de l’impact de son corps sur le béton sale. Le cadran s’est bloqué pour toujours sur 15h14. Pour le lecteur, ce qui compte, c’est que Tetsuo soit l’un de ces ressuscités qui apparaissent à la surface de la planète, ignorant d’où ils viennent, ce qu’ils ont fait entre le moment de leur mort et celui de leur retour.

 

Le roman de Keiichiro Hirano est déroutant. Mais c’est le propre de Keiichiro de ne jamais installer son lecteur, de ne jamais installer ses intrigues. Elles nous promènent, elles nous baladent, elles nous surprennent, elle nous dévastent aussi, parfois, parce que derrière les histoires pleines de parenthèses et de tiroirs dans lesquelles l’écrivain nous emporte, on croit sentir parfois que c’est lui-même qui se cherche, qui se masque, qui se trompe, qui se perd, pour mieux se retrouver peut-être. Son écriture nous apparaît comme une quête, celle d’un être qui n’ose rien demander de crainte d’être déçu, mais qui espère, pourtant, depuis toujours, un geste d’amour. Keiichiro Hirano est un paradoxe. Un écrivain accompli, reconnu, talentueux, définitif, essentiel. Mais un être qui ne pourra jamais se satisfaire de son public. Jamais assez. L’amour du monde entier ne compense jamais le manque originel. Comme Klaus Mann : un condamné à vivre.

 

Voilà donc Tetsuo de retour parmi les siens : son épouse, son fils. Il a 35 ans. Tout commence au guichet de l’hôpital. C’est là que débute le roman ambitieux de l’écrivain japonais, quatrième de ses livres traduits en français. Le roman se déroule tout en détours et circonvolutions. On le traverse comme un labyrinthe, avec curiosité et une forme d’excitation qui ne dit pas son nom. On se laisse entraîner derrière la plume de Keiichiro. Le jeune homme, qui ne l’est plus tout à fait, mais qui est bien plus jeune qu’il ne croit, s’y entend pour nous désarçonner et nous perdre quelquefois. L’intrigue nous échappe, elle se love au cœur de notre être comme un alien qui habiterait à la fois notre corps et notre esprit.

 

Histoire de famille, véritable thriller, mais aussi roman fantastique, quête existentielle, bref : ce livre de Hirano-san pourrait finalement se ranger dans à peu près tous les rayons de la grande librairie Kinokuniya, à Tokyo. C’est un livre de partout et de nulle part. Il est finalement comme son auteur : à l’aise dans tous les sujets, dirait-on, à l’aise dans tous les styles, comme ces êtres qui savent s’adapter, qui ne savent pas faire autrement, parce qu’ils ne sont nulle part au repos, nulle part détendus, toujours intranquilles, jamais installés. Keiichiro Hirano, c’est Fernando Pessoa doublé d’un séducteur juste assez familier pour plaire à tout le monde, juste assez retiré pour maintenir à distance.

 

Ce qu’on sait de Keiichiro Hirano, vu de France, c’est finalement peu de choses. Quelques clichés qui ne le définissent en rien. Un jeune homme d’une beauté du diable, salué par le prix Akutagawa à la fin des années 1990. Un jeune érudit qui se hisse au niveau d’une Marguerite Yourcenar pour plonger ses lecteurs dans la France du XVe siècle. Un fin psychologue de ses contemporains, fervent adeptes de la notion des dividus qui cohabitent dans une même personne. Il semble ne rien affectionner autant que de nous entraîner dans son sillage. Et il faut bien dire que nous nous laissons embarquer sur son Styx pour rejoindre avec une délectation inédite les enfers qu’il nous propose. Keiichiro Hirano brouille toutes les pistes qu’il nous indique. Les réalités de ses romans sont fluides comme des rêves. On entre dans ses romans avec quelques certitudes tenaces ; on les quitte comme on meurt, à la manière d’un voleur dans une maison vide. Rien à comprendre. Rien à apprendre. Le mystère est dans toutes choses. Au fond, les réponses sont ailleurs. On le croirait façonné par Ludwig Wittgenstein : ce qu’on ne peut pas dire, mieux vaut le taire. Ses récits transcendent les frontières. Il n’a pas son pareil pour dépeindre la banalité apparente des vies, le vide, l’ennui, la répétition du quotidien. On le croirait parfois animé par le désespoir de Patricia Highsmith ou de William Irish. Il éclaire les tréfonds des existences qu’il dépeint, projette une faible clarté sur les tiroirs remplis, jour sa petite sonate d’ombre et de lumière sur les couloirs obscurs de l’identité, de la mémoire et de la conscience.

 

Très vite, dans Compléter les blancs, plane l’ombre de l’assassin : Tetsuo Tsuchiya, père d’un petit Riku, s’est en effet fait tuer. Cela ne fait aucun doute. Le meurtrier est connu. Il a nom Saeki. Tout semble indiquer qu’il est bien le meurtrier de Tetsuo. C’est le vigile de l’usine, un tueur de pigeons, que Keiichiro nous décrit comme une « montagne de graisse » de laquelle émane « un âcre puanteur. Un déclassé. Un solitaire. Un type tout simplement abject, le rebut d’une société de perdants. Il incarne un « Japon qui va au-devant de sa destruction, avec les vieux qui dévorent la pitance des jeunes ».

 

Chika, l’épouse de Tetsuo, est malheureuse et perdue. On la suit au fil des pages avant de comprendre, peu à peu, indice après indice, que c’est elle, il y a trois ans, qui a tué son mari. Elle dort mal, imagine qu’elle est entourée de fantômes. Quant à la mère de Tetsuo, veuve depuis trente-six ans, elle débarque avec ses filets de porcs panés à la sauce miso et le souvenir de la grand-mère. Elle a bien compris que son fils s(était suicidé. Au Japon, ce sont les femmes qui tiennent les familles et sans doute aussi qui tiennent les hommes. La vie de Tetsuo est remplie de failles, de silences, de solitudes. Beaucoup de blancs, de non-dits où se faufile l’âme nue de Keiichiro. C’st en tout cas ainsi que je les ai lues. « Il ne savait plus à l’intérieur de qui il était. »

 

On prend un plaisir comme masochiste à suivre Keiichiro Hirano, comme si l’on hésitait à lui lâcher la main. On voudrait presque le serrer dans nos bras et murmurer à son oreille : « Ce n’est rien, mon petit Keiichiro, ça va passer, » tant l’écrivain semble tenir à bouts de bras l’enfants qui lui dicte ses textes de l’intérieur. L’enfant qui, sans doute, le pousse à chahuter son récit, à convoquer Van Gogh, Baudelaire, les contes d’Ise, des gnostiques. Les personnages que l’on croit saisir se dérobent comme les anguilles dans un restaurant d’Asakusa.

 

Tetsuo finit par prendre conscience de son suicide. Il est habité par des temps parallèles. Ces temps le morcellent. Ils le déchirent. « Ses traits brillaient de l’éclat pathétique de celui qui cherche à se fuir lui-même. Foin de nos questionnements sur le déroulement de l’enquête. Keiichiro remporte son pari. Le dénouement de l’enquête sur la mort de Tetsuo finit par ne plus guère intéresser le lecteur, à présent centré sur le chemin qu’il suit pour y parvenir. Au fond, Compléter les blancs tient, comme pas mal des livres de Keiichiro traduits en langues européennes, de l’expérience initiatique. Il n’est pas dit qu’un être se suicide parce que « c’est intrinsèquement dans sa nature » : il révèle la « différence entre la partie de vous-même qui vous tue et celle qui est tuée.

 

Keiichiro Hirano revient ici sur la notion de « dividus » qui tarverse une partie de son œuvre. Il lui a consacré un essai encore non traduit à ce jour, et dans La Dernière métamorphose, roman publié chez Picquier en 2007. Il explorait la quête d’un jeune homme, qui se terre en «énorme cancrelat» chez ses parents, dynamite la famille, pour découvrir sa vraie nature, celle d’un moi composé d’une somme de moi. Un être en tension, à facettes multiples tour à tour complémentaires et contradictoires.

 

«L’individualité n’est pas une chose unique et immuable, mais un conglomérat de différents "dividus" qui changent en fonction des interlocuteurs», explique Tetsuo à un de ses amis dans Compléter les blancs. Ce qui peut paraître à première vue étonnant pour un Occidental a du sens dans la société japonaise où l’expression personnelle ne va jamais toujours de soi, où le je n’est pas face aux autres, où le groupe avec ses discours et ses codes normatifs l’emporte souvent sur la personne.

 

Choix éminemment personnels, le repli, la mort volontaire sont des issues possibles dans une société camisole où la vie peut être « dénuée de sens ». Keiichiro Hirano se demande « quel mal y avait-il à se suicider pour obtenir un apaisement, cette paix ? » Compléter les blancs a alors des airs de délivrance et de reconnaissance. Dans cette galerie de personnages, les gens s’enrichissent au contact des autres. Ils se livrent, s’affranchissent des tabous et retrouvent la raison d’être de la parole. « J’aime celui que je suis quand je parle à bâtons rompus avec ma femme ou quand mon fils me fait rire en faisant des grimaces », raconte Tetsuo. Bien sûr, le ressuscité Tetsuo se cherche. Mais l’ordonnateur Keiichiro Hirano en vient aussi à interroger les vivants sur leur présence au monde. Immergés dans leur quotidien, sont-ils plus en vie que ces ressuscités dépouillés de toute contingence et artifice, revenant questionner le réel et l’essentiel ? Face au néant, Hirano choisit l’arme du roman.

 

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