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13 février 2022 7 13 /02 /février /2022 20:59

J’ai connu cette peinture chez une dame artiste croisée sur la Via Domitia. J’ignore si elle était de notre temps mais j’ai tout lieu de croire qu’elle participe d’un mouvement qui échappe à notre époque. Sa beauté contredit toutes les normes. Elle évolue avec une vertigineuse lascivité : on la croit endormie quand elle voyage vite, on l’imagine en plein vol quand elle s’allonge à l’ombre des oliviers. Elle déroute. Sur son passage, les virages les plus sinueux se redressent, les troncs des oliviers se dénouent, les félins les plus redoutables lui tendent une laisse pour qu’elle les attache. Sa vitesse est celle de l’hélice qui, quand elle tourne à un point extrême, nous parait immobile comme les morts.

Elle ne souscrit à aucune morale habituelle : son indépendance est totale. Elle séduit mais ne cherche pas à plaire. Elle a son esthétique propre, qui est aussi son éthique. Son sang est bleu comme le ciel du Luberon. On dit qu’elle serait une allégorie de la liberté. On dit aussi qu’elle échappa au jeune César, qui fut amoureux d’elle sous toutes les formes qu’elle put revêtir, qu’elle quitta Pompéi peu avant l’éruption du Vésuve, qu’elle se réfugia en Provence à plusieurs reprises, sous des prénoms divers : Marie-Madeleine, qui avait renversé Jésus ; Laure, qui fit tourner la tête de Pétrarque ; Mireille, que voulut immortaliser Mistral, ignorant qu’elle était hors du temps, et quelques autres encore. Elle fut l’amie d’une chèvre célébrée par Daudet, elle aima des nuées d’oiseaux aux couleurs chatoyantes, elle échappa plusieurs fois à la noyade dans une mer de pétales lors de réceptions chez Héliogabale grâce à la célérité de la caserne des pompiers toute proche. La rumeur disait aussi qu’elle se livrait à des bacchanales avec une population d’innombrables chats. Nul ne savait qu’elle alimentait elle-même cette rumeur : mieux vaut l’organiser que la subir.

Je marchais tranquillement sur la Via Domitia. C’était un dimanche matin. Je voulais acheter mon pain et quelques croissants pour le petit-déjeuner. Soudain, elle apparut dans le soleil. Ce ne fut d’abord qu’une silhouette lointaine : une cascade de cheveux blonds qui accrochait la lumière comme la Sorgue étincelle à Fontaine-de-Vaucluse. Au début, je l’ai prise pour Dalila di Lazzaro, l’actrice qui a joué avec Alain Delon. Un même déhanchement digne des catwalks de Milan, un mouvement de la tête qui faisait voler ses cheveux de droite et de gauche à chaque pas. Chez n’importe qui, une telle attitude aurait paru exagérée, artificielle, surfaite. Chez elle, la nature était à l’œuvre. Elle semblait jouir à chaque instant d’être ce qu’elle était, de marcher dans le soleil du matin provençal, tout simplement de vivre.

Peu avant de la croiser, je compris qu’elle n’était pas l’actrice italienne que j’avais cru. Elle ne portait pas le traditionnel pyjama jaune transparent qui avait fait son succès dans les années 1980. La dame était moulée dans une combinaison en peau de panthère qui lui faisait une seconde peau. J’eus la surprise, juste avant de la croiser, de l’entendre fredonner un air de plage et d’été : « Essaye de te souvenir… » disait la chanson, « d’un clair jour d’été… ». On ne pouvait qu’obéir à ses injonctions, même murmurées. Quand je me retournai sur son passage, je remarquai qu’elle faisait de même en miroir. Elle leva l’index vers le ciel comme le Saint-Jean-Baptiste de Vinci et eut un mouvement d’invitation en me lançant : « Suivez-moi ! ». Je fis immédiatement demi-tour et la suivis comme si elle s’était appelée Faustine.

Nous tournâmes dans une ruelle étroite qui tenait plutôt du chemin goudronné puis, dans un renfoncement, elle ouvrit une porte de bois d’un bleu fatigué. Je passai derrière elle sous le porche de pierre en prenant garde, sur ses indications, de ne pas me heurter la tête. D’autres l’avaient fait avant moi. Nous dûmes enjamber les crânes de ces malheureux imprudents.

- Vous vivez dans des catacombes, dis-je avec un humour d’une légèreté douteuse.

- Je suis une femme fidèle, fit-elle dans un sourire, l’œil brillant.

Nous traversâmes un jardin aux senteurs grenadines, une oliveraie où résonnait le son du piano de Lorca quand il accompagnait La Argentinita dans la chanson écrite par le poète : En el café de Chinitas.

Quand elle poussa la porte de son atelier, je pris pied dans un monde de couleurs et de joie. Je compris d’emblée que la dame avait choisi d’œuvrer pour son prochain, de sacrifier une immense partie de son temps pour changer le monde, pour changer la vie, pour donner des couleurs au temps. Les toiles entassées vibraient des mille et unes couleurs de leurs fleurs imaginaires, des leurs paysages provençaux, quand elles ne tentaient pas d’immortaliser les traits d’un ami trop tôt parti.

- Pourquoi faites-vous cela ? demandé-je.

Elle me sourit tristement.

- Je suis la fille de Dieu. Il faut bien que j’aide un peu mon père. Il n’a plus toute sa tête. La Création l’a tué ! C’est épuisant, vous savez.

- Vous n’allez pas vous tuer ainsi à la tâche, osai-je suggérer…

- Que voulez-vous, soupira-t-elle en s’enfonçant, très chatte, dans un fauteuil en cuir un peu défoncé. Il faut bien que je le réconforte. Il aurait tellement préféré un fils !

Elle se lissa la moustache d’un geste caressant et répété. C’est alors que je remarquai, dans un coin de l’atelier, une peinture à la gouache sur papier de taille plutôt modeste : on y voyait un pan rocheux des Alpilles, d’un brun sombre, sous un ciel bleu à peine chargé et, au premier plan, une brassée de pins qui mêlaient les deux tons et paraissaient baignés d’ombre. Ce n’était pas une peinture aussi colorée et joyeuse que les autres, ce qui la faisait ressortir par contraste. J’imaginai, peut-être à tort, que le brun de cette peinture avait été réalisé avec de la cendre.

« Sentez-vous libre de vous balader dans l’atelier, dans le jardin, dit-elle. Vous êtes ici chez vous. »

Je la remerciai poliment. C’était aimable. Mais je n’étais pas tranquille. La dernière fois que son père avait dit cela à Adam et à Eve, la plaisanterie avait plutôt mal tourné. Je n’ai jamais eu le goût de l’inceste…

Je m’approchai de la peinture des Alpilles et me penchai au-dessus ; elle était posée sur un chevalet, les coins légèrement repliés, comme si elle était restée longtemps dans une atmosphère humide. J’ignore comment je m’y pris, mais je posai le pied sur un pinceau qui trainait et chutai brusquement. Un instant j’étais debout ; l’instant suivant j’étais couché sur le sol. J’eus à peine le temps d’entendre la voix déjà lointaine de l’artiste qui me lançai : « Faites attention à vous ! »

Je me relevai dans le vent du soir. Devant moi se dressaient les Alpilles, sur un de leurs flancs les plus anguleux. Le ciel était bleu, mais de gros nuages approchaient qui jetaient déjà une ombre menaçante sur le paysage. Un mistral du premier jour soufflait par rafales et rabattait sur moi les aiguilles mortes du pin voisin. J’étais légèrement en surplomb par rapport à la vallée. Je ne voyais nulle maison, nulle construction humaine. J’avais l’impression d’être seul au monde et de ce fait parfaitement détendu.

Je me mis à dégringoler un sentier de pierre qui menait à un petit ravin, très similaire à ceux que l’on trouve du côté d’Alfacar, dans la région de Grenade. S’il m’arrivait de glisser sur un caillou et de perdre momentanément mon équilibre, je le rétablissais tant bien que mal en agitant les bras comme Louis II de Bavière en train de se noyer dans le lac de Starnberg. Je contournai un charnier vers le bas du ravin : on avait jeté des corps pêle-mêle. Il n’en restait que des squelettes désarticulés, au milieu desquels je remarquai une béquille en bois dont l’extrémité inférieure tombait en poussière.

Je m’enfonçai alors dans un bosquet d’épineux. Mes yeux durent s’accoutumer à la pénombre, ce qui prit quelques minutes. J’avançai pas à pas, avec prudence, sur un sentier que je voyais à peine. Je sursautai quand un vieillard à la longue moustache, doté d’un fort accent catalan, me saisit brusquement le bras en me lançant : « Je suis fou du chocolat Lanvin ! » Il fit silence quelques secondes, posant sur moi des yeux d’une tristesse infinie.

« Garcia Lorca représente le phénomène de la verticalité espagnole intégrale. C’est le premier qui, venant me voir à Figueras, a dit que l’Espagne se caractérise par deux inventions verticales, deux artefacts mécaniques : l’un le sous-marin d’Isaac Peral, le premier sous-marin qui a navigué sous l’eau et qui a son monument dans ma ville natale ; et l’autre, l’hélicoptère : peu de gens savent que l’hélicoptère aussi, c’est une invention espagnole ; et lui disait que grâce à ces deux inventions espagnoles, on pouvait passer directement des fonds abyssaux du subconscient humain, ténébreux, de l’Enfer, on pouvait passer directement, verticalement au ciel, grâce à l’hélicoptère. »

Je parvins à me détacher du vieil homme en enlevant sa main de mon bras avec la plus extrême douceur. Ma vue s’accoutumait peu à peu à la pénombre. Je parvins à la croisée de deux chemins. Un homme passa devant moi. Il ne soutint pas mon regard mais baissa la tête, comme gêné par ma présence. Il devait avoir une cinquantaine d’années mais gardait les traits et l’allure d’un adolescent qu’on n’a pas laissé grandir. Il disparut derrière des fougères géantes.

J’étais toujours dans le bosquet d’arbres qui ressemblait de plus en plus à une immense forêt. Je levai alors les yeux de mes pieds : d’un côté, à une centaine de mètres, une milice franquiste composée d’une dizaines d’hommes aux traits grossiers étaient sur le point de me mettre en joue. De l’autre, je voyais avancer, d’un pas lourd, ce que je crus être le sosie de Sylvie Vartan. Je m’immobilisai un instant et réalisai bientôt qu’il s’agissait de la vraie Sylvie Vartan, que je n’avais pas exactement reconnue. Je pressai le pas et avançai sur le sentier de gauche pour affronter la milice franquiste. L’un des hommes poussa un hurlement guttural et les miliciens avinés armèrent leurs fusils. Seul un miracle pourrait me sauver de la mort immédiate.

Le miracle eut lieu. Une panthère noire surgie de nulle part se mit à bondir dans leur direction. Ils prirent peur et détallèrent sans même faire usage de leurs armes. On ne tire pas sur l’éternité. Je crus entendre un air de Roxy Music alors que la panthère faisait demi-tour et me regardait de son œil distant mais bienveillant. Pendant quelques instants, un air connu de Roxy Music résonna entre les troncs des arbres. La panthère me rejoignit et me dit tout de go : « Vous manquez d’attention, mon cher ! Vous ne regardez pas où vous mettez les pieds. Heureusement que je suis là pour vous ! »

J’avais l’impression de tourner un remake du Livre de la Jungle, une version dans laquelle Bagheera aurait mangé Mowgli tout cru. Je m’attendais à entendre bientôt le son des tam-tams. Au lieu de cela, la panthère et moi débarquâmes dans une clairière. Au centre de cet espace naturel, dans ce qu’il restait de lumière du jour, un piano droit se dressait, anachronique comme tout cet univers dont je faisais désormais partie. Assis sur un tabouret, un jeune homme pas exactement beau mais doté d’un charme magique jouait un air andalou. Il se retourna en entendant craquer des brindilles sous nos pas : « Ah ! lança-t-il d’une voix joviale, chantante et légèrement aiguë. Vous voilà enfin ! Je vous attendais. »

Rien que ces mots sonnaient déjà comme une phrase musicale. Nous étions ravis, la panthère et moi, de le rencontrer. Il ne manquait que le claquement rythmé des castagnettes. Je dévisageai le jeune homme. Son sourire ressemblait à un matin du monde. Quelques grains sur le visage lui tenaient lieu de beauté. Il avait un côté poseur un peu comme la panthère. Comme elle, mais lui sans s’en cacher, il respirait la bonté. « Venez ! » dit le jeune homme. Prenez place à mes côtés : nous allons chanter ensemble.

Le jeune homme avait le don de nous faire oublier le temps et même nos pires inquiétudes. Ni la panthère ni moi ne songeâmes à lui dire de faire attention à Sylvie Vartan.

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