Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 novembre 2020 6 14 /11 /novembre /2020 14:42

Keichiro, le messager de Yomi. Il y a bien une réalité derrière le monde qui nous apparait comme réel. Rien n’est ce qu’il semble être. Nous nageons en plein mystère. C’est un peu comme si Keiichiro Hirano nous racontait des histoires engluées dans la soupe de l’univers. Le lire, c’est entendre la musique des quarks, ces particules élémentaires qui constituent la matière observable. Les quarks s'associent entre eux pour former des hadrons, particules composites, dont les protons et les neutrons sont des exemples connus, parmi d'autres. Avec Keiichiro, peut-être sans qu’il le sache, on touche à cet essentiel, au cœur du monde, mais cet essentiel est déjà un au-delà par rapport à la réalité du quotidien. Nous n’avons pas accès au réel : seulement à nos représentations, fondées sur des perceptions faussées. Le monde tient seulement par l’amour, et de l’amour, il y en a à foison dans les romans de Keiichiro. De l’amour froid, de l’amour décortiqué, de l’amour profond, non-dit, suggéré. L’amour, au Japon, c’est comme un courant d’air. On ne dit pas « je t’aime » quand on aime, au Japon, on constate : « Il y a de l’amour. » Suki desu. Fermer un livre de Keiichiro Hirano, c’et fermer la fenêtre pour interrompre le courant d’air.

 

D’où vient tout cet amour ? Reçu. Jamais assez. Toujours en quête. L’amour, qui le préoccupe, Keiichiro, dont il parle dans des conférences, amour de soi, amour des autres, amour sans objet déterminé, à la manière du moine zen Thich Nhat Hanh : amour ouvert, élargi, qui se dilue dans le monde au point de quitter l’objet originel et de gagner du terrain de manière virale. Qu’on ne s’attende pas à ce qu’il parle ouvertement d’amour. Keiichiro Hirano est un auteur pudique. Les sentiments sont analysés, ils affleurent derrière les actes, on hésiterait plutôt à le caractériser comme un « auteur sentimental ». Mais c’est l’amour qui tient ses personnages comme ses livres, parce que c’est l’amour qui tient le monde. Et finalement, à le lire attentivement, c’est souvent de l’amour puissant, de l’amour donné, offert, généreux, mais de l’amour retiré, un vide immense après le plein, peut-être le trop-plein. Keiichiro Hirano, pour prendre une image volcanique, est comme une caldeira : ces marmites remplies de magma qui, après une éruption cataclysmique, vidées de leur substance, s’effondrent sur elles-mêmes. Keiichiro est la caldeira. Violence absolue. Il aurait pu devenir terroriste, assassin, hors-la-loi. Comme Hervé Guibert qui écrivait : « J’écris pour ne pas être un assassin. » Alors Keiichiro s’est fait archéologue. Il cherche, à travers l’écriture, les traces de la civilisation perdue. Il est à la fois Santorin et la catastrophe qui fit la beauté fatale de son paysage, et, quand il prend la plume, l’archéologue qui fouille la mer en espérant dévoiler l’Atlantide.

 

Avec Compléter les blancs, Keiichiro Hirano frappait fort (chez Actes Sud, dans une traduction de Corinne Atlan). Les « blancs » qu’il évoque correspondent aux premiers souvenirs… et aux derniers. Voilà qu’au Japon, comme ailleurs, tranquillement, sans crier gare, les défunts reviennent à la vie. On n’a pas l’explication du phénomène, « similaire à une erreur dans un programme informatique » : « Les Ressuscités [sont] le résultat d’une sorte de bug ». Tetsuo Tsuchiya fait partie de ces miraculés très prosaïques, mais son cas est particulier : il s’est suicidé en se lançant dans le vide depuis le toit de l’usine qui l’employait. En tout cas, c’est ce qu’on lui dit. Car lui-même est persuadé d’avoir été assassiné, et il essaye de comprendre par qui, en complétant les fameux « blancs ».

 

L’intrigue épouse le récit de sa quête, dans une société où, c’est connu, la pression sur le salarié au sein de l’entreprise est forte, l’expression des émotions personnelles problématique et le rapport au suicide historique et complexe. Un roman-de-société, donc ? Ou un policier, un thriller psychologique, un conte fantastique, une fable ? Qu’est-ce, en définitive, que ce curieux et assez fascinant gros-livre, qui renouvelle avec aplomb le thème, lui aussi traditionnel dans la culture nippone, du fantôme ? Ce qui fait qu’on s’y attache, ce n’est pas le cheminement un peu alambiqué de l’enquête ni les conversations philosophiques dignes d’un Dostoïevski New Age. Le charme ou, si l’on préfère, le malaise, est dans les détails, dont l’accumulation crée petit à petit une atmosphère d’inquiétante étrangeté assez prégnante. Un chewing-gum est resté collé à une semelle ; la bave d’un chien malade dégage une odeur fétide ; « la lumière du soleil (…) sembl[e] s’être tapie au pied de la fenêtre comme un animal apprivoisé ». On ne sait pas pourquoi ces grossissements et autres arrêts sur image, mais leur caractère énigmatique finit par suggérer que la réalité, à l’image de ce lac parcouru par un cygne, pourrait à chaque instant s’ouvrir « comme une gigantesque fermeture Éclair ».

 

Derrière la réalité apparente, la vérité est trop nue. Elle n’excite pas les hommes. C’est elle qu’il interroge dans ses écrits. S’il semble sauter du coq à l’âne, c’est que la profondeur, inaccessible, qu’il recherche, passe paradoxalement par une forme de dispersion : il la recherche partout, sans relâche, sans trêve, sans repos. Keiichiro Hirano, c’est une intranquille, un Fernando Pessoa qui, par politesse japonaise, donnerait l’illusion d’être bien dans son époque, d’être bien sur cette terre. Mais il n’y est pas mieux que Klaus Mann, qui lui aussi savait donner le change, qui lui aussi s’engageait pour changer le monde, tout en sachant qu’il n’était qu’illusion. « Rien ne vaut rien. Il faut le savoir, mais faire, pour vivre, comme si tout valait tout. » Dixit Cocteau.

 

Keiichiro Hirano est un messager. Mi-Mercure, mi-Eurydice. Il fréquente l’au-delà. Il nous en ramène des pensées, des images, des bribes d’espoir. Y aurait-il quelque chose ou bien rien ? Le sait-il lui-même ? Il est l’instrument des forces qui l’animent, qui lui ordonnent. Il obéit. IL a sans doute fait le voyage de Yomi, la terre de la mort, comme Izanami qui y vécut jusqu’à ce qu’Izanagi en deuil vienne l’y rechercher, comme Orphée Eurydice. Mais Izanami avait déjà mangé la nourriture de Yomi et appartenait à la mort. Elle ne pouvait plus revenir. Le corps d’Izanami, éclairé par le peigne utilisé comme une torche, n'était plus que chair avariée où couraient des asticots et autres créatures répugnantes. C’est peut-être de Yomi que Keiichiro Hirano a ramené la lumineuse tendresse dont son regard est rempli. Ses livres sont des cadeaux qu’il se plait à nous offrir. Des dons, comme on aime en faire dans son pays. IL faut absolument les considérer comme tels. Jamais comme des passe-temps. Un livre de Keiichiro Hirano n’est jamais en concurrence avec une série télévisée, une partie d’échecs ou de go. C’est une porte ouverte sur une vérité qui garde son mystère. Une alchimie digne de Zénon. Dans un précédent article, je considérais l’œuvre de Keiichiro Hirano comme une œuvre au noir. Je signe et je persiste. La vie est courte. Etat d’urgence. A peine le temps de respirer. Les derniers mots de Mishima nous guident : « La vie est courte, et je veux vivre éternellement. »

Keichiro, le messager de Yomi. Il y a bien une réalité derrière le monde qui nous apparait comme réel. Rien n’est ce qu’il semble être. Nous nageons en plein mystère. C’est un peu comme si Keiichiro Hirano nous racontait des histoires engluées dans la soupe de l’univers. Le lire, c’est entendre la musique des quarks, ces particules élémentaires qui constituent la matière observable. Les quarks s'associent entre eux pour former des hadrons, particules composites, dont les protons et les neutrons sont des exemples connus, parmi d'autres. Avec Keiichiro, peut-être sans qu’il le sache, on touche à cet essentiel, au cœur du monde, mais cet essentiel est déjà un au-delà par rapport à la réalité du quotidien. Nous n’avons pas accès au réel : seulement à nos représentations, fondées sur des perceptions faussées. Le monde tient seulement par l’amour, et de l’amour, il y en a à foison dans les romans de Keiichiro. De l’amour froid, de l’amour décortiqué, de l’amour profond, non-dit, suggéré. L’amour, au Japon, c’est comme un courant d’air. On ne dit pas « je t’aime » quand on aime, au Japon, on constate : « Il y a de l’amour. » Suki desu. Fermer un livre de Keiichiro Hirano, c’et fermer la fenêtre pour interrompre le courant d’air.

 

D’où vient tout cet amour ? Reçu. Jamais assez. Toujours en quête. L’amour, qui le préoccupe, Keiichiro, dont il parle dans des conférences, amour de soi, amour des autres, amour sans objet déterminé, à la manière du moine zen Thich Nhat Hanh : amour ouvert, élargi, qui se dilue dans le monde au point de quitter l’objet originel et de gagner du terrain de manière virale. Qu’on ne s’attende pas à ce qu’il parle ouvertement d’amour. Keiichiro Hirano est un auteur pudique. Les sentiments sont analysés, ils affleurent derrière les actes, on hésiterait plutôt à le caractériser comme un « auteur sentimental ». Mais c’est l’amour qui tient ses personnages comme ses livres, parce que c’est l’amour qui tient le monde. Et finalement, à le lire attentivement, c’est souvent de l’amour puissant, de l’amour donné, offert, généreux, mais de l’amour retiré, un vide immense après le plein, peut-être le trop-plein. Keiichiro Hirano, pour prendre une image volcanique, est comme une caldeira : ces marmites remplies de magma qui, après une éruption cataclysmique, vidées de leur substance, s’effondrent sur elles-mêmes. Keiichiro est la caldeira. Violence absolue. Il aurait pu devenir terroriste, assassin, hors-la-loi. Comme Hervé Guibert qui écrivait : « J’écris pour ne pas être un assassin. » Alors Keiichiro s’est fait archéologue. Il cherche, à travers l’écriture, les traces de la civilisation perdue. Il est à la fois Santorin et la catastrophe qui fit la beauté fatale de son paysage, et, quand il prend la plume, l’archéologue qui fouille la mer en espérant dévoiler l’Atlantide.

 

Avec Compléter les blancs, Keiichiro Hirano frappait fort (chez Actes Sud, dans une traduction de Corinne Atlan). Les « blancs » qu’il évoque correspondent aux premiers souvenirs… et aux derniers. Voilà qu’au Japon, comme ailleurs, tranquillement, sans crier gare, les défunts reviennent à la vie. On n’a pas l’explication du phénomène, « similaire à une erreur dans un programme informatique » : « Les Ressuscités [sont] le résultat d’une sorte de bug ». Tetsuo Tsuchiya fait partie de ces miraculés très prosaïques, mais son cas est particulier : il s’est suicidé en se lançant dans le vide depuis le toit de l’usine qui l’employait. En tout cas, c’est ce qu’on lui dit. Car lui-même est persuadé d’avoir été assassiné, et il essaye de comprendre par qui, en complétant les fameux « blancs ».

 

L’intrigue épouse le récit de sa quête, dans une société où, c’est connu, la pression sur le salarié au sein de l’entreprise est forte, l’expression des émotions personnelles problématique et le rapport au suicide historique et complexe. Un roman-de-société, donc ? Ou un policier, un thriller psychologique, un conte fantastique, une fable ? Qu’est-ce, en définitive, que ce curieux et assez fascinant gros-livre, qui renouvelle avec aplomb le thème, lui aussi traditionnel dans la culture nippone, du fantôme ? Ce qui fait qu’on s’y attache, ce n’est pas le cheminement un peu alambiqué de l’enquête ni les conversations philosophiques dignes d’un Dostoïevski New Age. Le charme ou, si l’on préfère, le malaise, est dans les détails, dont l’accumulation crée petit à petit une atmosphère d’inquiétante étrangeté assez prégnante. Un chewing-gum est resté collé à une semelle ; la bave d’un chien malade dégage une odeur fétide ; « la lumière du soleil (…) sembl[e] s’être tapie au pied de la fenêtre comme un animal apprivoisé ». On ne sait pas pourquoi ces grossissements et autres arrêts sur image, mais leur caractère énigmatique finit par suggérer que la réalité, à l’image de ce lac parcouru par un cygne, pourrait à chaque instant s’ouvrir « comme une gigantesque fermeture Éclair ».

 

Derrière la réalité apparente, la vérité est trop nue. Elle n’excite pas les hommes. C’est elle qu’il interroge dans ses écrits. S’il semble sauter du coq à l’âne, c’est que la profondeur, inaccessible, qu’il recherche, passe paradoxalement par une forme de dispersion : il la recherche partout, sans relâche, sans trêve, sans repos. Keiichiro Hirano, c’est une intranquille, un Fernando Pessoa qui, par politesse japonaise, donnerait l’illusion d’être bien dans son époque, d’être bien sur cette terre. Mais il n’y est pas mieux que Klaus Mann, qui lui aussi savait donner le change, qui lui aussi s’engageait pour changer le monde, tout en sachant qu’il n’était qu’illusion. « Rien ne vaut rien. Il faut le savoir, mais faire, pour vivre, comme si tout valait tout. » Dixit Cocteau.

 

Keiichiro Hirano est un messager. Mi-Mercure, mi-Eurydice. Il fréquente l’au-delà. Il nous en ramène des pensées, des images, des bribes d’espoir. Y aurait-il quelque chose ou bien rien ? Le sait-il lui-même ? Il est l’instrument des forces qui l’animent, qui lui ordonnent. Il obéit. IL a sans doute fait le voyage de Yomi, la terre de la mort, comme Izanami qui y vécut jusqu’à ce qu’Izanagi en deuil vienne l’y rechercher, comme Orphée Eurydice. Mais Izanami avait déjà mangé la nourriture de Yomi et appartenait à la mort. Elle ne pouvait plus revenir. Le corps d’Izanami, éclairé par le peigne utilisé comme une torche, n'était plus que chair avariée où couraient des asticots et autres créatures répugnantes. C’est peut-être de Yomi que Keiichiro Hirano a ramené la lumineuse tendresse dont son regard est rempli. Ses livres sont des cadeaux qu’il se plait à nous offrir. Des dons, comme on aime en faire dans son pays. IL faut absolument les considérer comme tels. Jamais comme des passe-temps. Un livre de Keiichiro Hirano n’est jamais en concurrence avec une série télévisée, une partie d’échecs ou de go. C’est une porte ouverte sur une vérité qui garde son mystère. Une alchimie digne de Zénon. Dans un précédent article, je considérais l’œuvre de Keiichiro Hirano comme une œuvre au noir. Je signe et je persiste. La vie est courte. Etat d’urgence. A peine le temps de respirer. Les derniers mots de Mishima nous guident : « La vie est courte, et je veux vivre éternellement. »

Keiichiro Hirano, le messager de Yomi
Partager cet article
Repost0

commentaires