Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
11 novembre 2020 3 11 /11 /novembre /2020 18:36

On est souvent dérouté, lors d'un premier voyage au Japon, par le caractère inaccessible de beaucoup de ses plages. Après tout, le Japon est un archipel, la mer est partout, annoncée par le cri des mouettes, et pourtant, on a souvent l'impression que plus on s'approche de la côte, plus elle s'éloigne.

 

Quand la mer, en Europe, est annoncée par la proximité d'avenues de plus en plus larges, aérées, par des rangées de palmiers dans les régions les plus méridionales, par des "fronts de mer" aménagés depuis le XIXe siècle, avec des enfilades de bars, de restaurants, d'hôtels de luxe et de marchands de glace, elle apparaît le plus souvent, en tout cas sur l'île de Honshu, comme tenue à distance, niée, interdite.

 

Je me souviens d'avoir visité la belle ville de Shizuoka, il y a des années. J'y avais rejoint la personne qui partageait alors ma vie et continue de le faire. Elle en était originaire. Etant au bord de la mer et ne l'ayant toujours pas vue au bout de deux jours, je demande à aller sur la plage. Plusieurs kilomètres de marche le long d'une avenue toute droite bordée de hautes tours de verre et de béton. Nous arrivons enfin sur une route perpendiculaire. "Nous y sommes !"

Je regarde autour de moi : pas de mer en vue. Un bosquet, de l'autre côté de la route, nous en masque la vue. Nous traversons la route dépourvue de passage piéton. Aucun aménagement. Nous enjambons au passage deux barrière de sécurité, passons le bosquet non aménagé. Enfin, la plage : un amas de blocs de béton impraticables et interdits. Un désert. Dans le lointain, à perte de vue, des crêtes blanches. C'est la mer. Plus exactement, le Pacifique.

 

J'ai ainsi des dizaines de souvenirs de bords de mer recherchés, attendus, jamais atteints. Le Japon est un pays idéal pour qui sait gérer la frustration. Le désir y semble plus valorisé que le plaisir. Bien sûr, il y a des plages aménagées et plutôt agréables. Celle qui m'est la plus familière est la plage de Yuigahama, à Kamakura, une large bande de sable doré, aménagée sur le fond avec des constructions de bois qui accueillent restaurants, bars et boîtes de nuit et que l'on démonte en fin de saison. Mais il ne faut pas imaginer des constructions de bric et de broc : ces établissements commerciaux sont conçus selon un design éprouvé, d'une élégance qui n'a rien à envier aux bâtiments les plus créatifs de Tokyo. La plage elle-même est couverte de corps bronzés, ce qui est rare au Japon où la pâleur et la blancheur sont plus valorisées que le hâle. Comme la plage d'Oiso voisine, celle de Kamakura est avant tout réputée pour la présence de ses surfeurs, garçons et filles, qui n'apprécient rien tant que de montrer leurs corps finement musclés en déambulant entre les tables où coule à flots Asahi et Kirin.

 

J'ai beaucoup fréquenté Oiso pour rendre visite à mon vieil ami, l'artiste Haruhiko Yasuda, dont les oeuvres remplissent les musées d'art moderne du Japon et des Etats-Unis. Il vivait dans une maison d'architecte jouxtant un vieux sanctuaire shinto oublié, Après un déjeuner composé de sashimi et de sushi, nous allions déambuler dans les ruines de ce temple où les esprits nous accompagnaient. Il m'emmenait ensuite voir la statue de la Vierge Marie sculptée par son épouse quelques années avant sa mort. Nous nous recueillions dans la petite chapelle contemporaine qu'il avait fait aménager à la mémoire de sa femme et dont chaque vitrail représentait un dessin religieux de cette dernière.

 

La plage d'Oiso est aussi réputée pour ses surfeurs. Pour autant, elle est peu aménagée et une autoroute suspendue la surplombe. Pas de front de mer où s'aligneraient des parasols multicolores, comme chez nous. Du béton, du béton partout. Une forme de laideur nous frappe au visage. C'est oublier que les Japonais savent ne voir que le beau, fût-il dans les détails. Là où nous avons besoin de forêts, ils s'extasient devant un bonsaï. Là où notre regard cherche un paysage sans faute, ils tombent en arrêt devant un arc-en-ciel au-dessus de la ville. La laideur est comme la chance : toujours intérieure.

 

J'ai découvert plus tard l'île de Kyushu, la ville de Kagoshima et le Sakurajima, volcan magnifique. Les plages ne sont pas toujours faciles d'accès, elles semblent toujours faire l'objet d'une distanciation : constructions à contourner, chemins détournés, barrières, on dirait que l'on cherche à contenir la mer, comme les fauves dans un zoo, que son caractère sauvage gêne, qu'elle constitue surtout un danger. Il est vrai que nous avons tous les images de mars 2011 en tête.

 

Bien sûr, Okinawa, ce paradis jadis transformé en enfer, contredit ce que je viens d'écrire. A Okinawa, l'océan est partout. Mais le Japon est-il à Okinawa ?

 

Je lis avec intérêt les pages consacrées à la mer dans le beau livre de photographies de Lucille Reyboz : "Impressions du Japon", avec un texte d'accompagnement de Keiichiro Hirano. La mer dont il parle n'est pas exactement la mienne : j'ai découvert le Japon dans l'âge adulte ; il y est né. Certaines de ses remarques rejoignent cependant mes impressions : "A Tokyo, on peut toujours aller voir la baie, malheureusement le paysage n'est pas très beau, excepté la nuit. Il y a aussi Tsukiji qui, depuis quelque temps, a acquis une réputation mondiale ; pourtant, on met toujours l'accent non sur la mer toute proche mais sur le marché aux poissons, les gens qui y travaillent et les thons pêchés."

 

Keiichiro souligne ensuite la similitude entre le regard de la photographe, celui d'une étrangère au Japon, et la sien quand il voyage dans son pays, des glaces de Hokkaido aux images tropicales d'Okinawa. Lui aussi est un étranger dans son propre pays, du fait de la diversité des paysages marins. Keiichiro Hirano est caractérisé avant tout par son regard. C'est un visuel. Son contact privilégié avec le monde passe par les yeux. Son esprit fonctionne comme un laser : il en a l'acuité, la précision, la puissance.

 

"Je suis né dans une petite ville portuaire de la commune de Gamagori, préfecture d'Aichi. Le berceau de la famille de mon père est situé géographiquement vers le milieu de Honshu, l'île principale du Japon. La topographie très intriquée de la région, entourée par deux péninsules, oblige à se déplacer en voiture pour voir l'océan Pacifique proprement dit.

 

"J'ai perdu mon père très tôt, si bien que j'ai déménagé à l'âge de deux ans à Kitakyushu, ville de la préfecture de Fukuoka, d'où ma mère était originaire. Cette ville côtière, qui donne sur la mer du Japon, est plutôt méridionale du point de vue de la latitude, mais dans mon enfance la neige s'y accumulait très haut en hiver. Aujourd'hui les chutes de neige y sont de moins en moins abondantes, comme partout ailleurs au Japon. Sans doute un effet du réchauffement climatique, disent les gens de la région en penchant vaguement la tête. Keiichiro Hirano évoque ensuite la mer de son enfance : "La mer de Kitakyushu, que l'on appelle Genkainada, est très poissonneuse grâce au passage d'un courant chaud qui se propage du sud vers la vaste plaque continentale. La fraîcheur et le goût délicieux de la cuisine à base de produits de la mer est la première chose qui surprend les visiteurs venus d'autres régions. Les paysages maritimes constituent l'autre merveille de ce pays."

 

Il semble que la mer ait profondément marqué le jeune Keiichiro. Les images de son infinitude le marquent. La mer, c'est aussi le lieu où l'espace et le temps se rejoignent. Un parfum d'éternité. Quant au soleil, il a beau passer son temps à disparaître, il laisse une trace lumineuse à la fois puissante et durable.

 

"Quand j'étais enfant, nous allions souvent en famille au bord de la mer. Les longues plages de sable, l'amplitude des vagues, l'eau transparente où se reflétait le bleu du ciel... Sur certaines plages, à marée basse, on pouvait aussi ramasser des coquillages. Quand on grattait le sable avec un petit râteau, les palourdes remontaient à la surface. Elles n'étaient pas très grosses mais, cuites dans la soupe au miso, elles lui donnaient un goût délicieux.

 

"Vers la fin de l'été, on partait profiter de la fraîcheur du soir. Toute la famille, installée sur d'épaisses nattes de paille, regardait le soleil sombrer dans la mer, tout en dégustant des repas froids en boîtes individuelles préparés à la maison. La plage étant orientée à l'ouest, le spectacle était vraiment grandiose, jusqu'au tout dernier instant où le soleil disparaissait.

 

"L'astre rasait l'horizon puis se couchait avec une rapidité remarquable. Mais ses derniers rayons continuaient à éclairer la mer au loin longtemps après sa disparition."

 

11 novembre 2020.

 

Keiichiro HIrano : la mer et le soleil
Partager cet article
Repost0

commentaires

P
Jolie blog, au plaisir de vous voir ;)
Répondre
C
Merci à vous.<br />