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25 octobre 2020 7 25 /10 /octobre /2020 20:28

 

(une errance onirique autour de l’œuvre de Keiichiro Hirano et de Kagoshima)

 

 

Après plusieurs mois passés loin du Japon, j’ai rêvé, cette nuit, que je marchais sur la route qui mène, au sortir de Kagoshima, vers le jardin japonais traditionnel Sengan-en, qui jouxte la verrerie Shimadzu Satsuma Kiriko, dont la beauté des productions surpasse tout ce que l’on peut connaître, y compris du côté de l’estimable Murano. Sur ma droite, au-delà des eaux bleues sous le soleil, la silhouette du « plus beau volcan du monde » (d’après Haroun Tazieff que j’approuve pleinement), se dressait, auréolée d’un petit nuage de fumée ; c’était donc un jour calme et peu éruptif.

 

Pourquoi ce retour à Sengan-en, où je passe quelques heures chaque année ou presque ? Au réveil, l’esprit encore empli des beautés envahissantes des lieux, comme le Pavillon d’or put s’avérer envahissant pour d’autres que moi, je décidai de mener une enquête interne.

 

La production de Satsuma Kiriko a été commencée à Kagohisma, au pied du volcan Sakurajima, en 1851 par le 28ème chef de la famille Shimadzu, Nariakira. Nariakira estimait que pour empêcher la colonisation par l’Occident, la force militaire seule ne suffisait pas. Il croyait qu’un mode de vie riche et cultivé favoriserait l’harmonie entre les peuples, et que cette harmonie serait la force pour protéger le Japon du monde extérieur.

 

Nariakira prévoyait de vendre Satsuma Kiriko à l’étranger pour rehausser le profil culturel de sa patrie et renforcer le Japon financièrement. Avec la mort de Nariakira en 1858 et la destruction des ateliers lors de la rébellion de Satsuma en 1877, la production de Satsuma Kiriko fut arrêtée et les techniques de soufflage et de découpe du verre furent perdues pendant plus de 100 ans.

 

En 1985, Shimadzu Limited a commencé des recherches sur la reproduction de Satsuma Kiriko et a construit un atelier l’année suivante. Après des recherches intensives sur les techniques originales, la production a commencé, et cet artisanat précédemment perdu a été ramené pour que le monde entier puisse en profiter. C’est un véritable éblouissement de voir les artisans qualifiés souffler et couper Satsuma Kiriko de près, et de suivre, lors d’une visite, le processus de production, du verre mûri au produit fini étincelant.

 

J’ai bien sûr visité les lieux plus d’une fois, jamais seul. Pourtant, mon rêve ne correspondait pas au strict défilement d’un souvenir heureux du fait des lieux traversés ou du fait de la personne qui m’accompagnait. Dans mon rêve, en effet, je ne savais pas si j’étais accompagné.

 

Je me lève pour aller préparer deux petits-déjeuners dominicaux. Pendant que le café se prépare, je passe au bureau pour voir ce qu’il me reste à faire ce dimanche : préparer une conférence sur le luxe à la japonaise pour un centre de formation aux métiers du luxe et de l’art ; actualiser une autre conférence sur la littérature et l’art japonais pour une grande école parisienne ; relire les épreuves d’un prochain roman à paraître sur le premier confinement sanitaire de la Ve République ; relire les épreuves d’un essai sur la campagne présidentielle de 2017 à paraître en 2022.

 

A côté de la pile de dossiers à traiter, une chemise rouge. Je l’ouvre. Je trouve à l’intérieur les feuillets du prochain roman de Keiichiro Hirano, qui sortira aux Etats-Unis en avril prochain. Me revient immédiatement en « mémoire » la fin de mon rêve (mais est-ce le bon terme, ou existe-t-il un lieu où nos rêves les plus fous prennent corps (la matière serait donc une sorte de musique céleste) ? Je grimpe un sentier au cœur de la forêt qui surplombe le jardin Sengan-en. Quand je me retourne, au détour d’un petit temple de pierres moussues, la silhouette du Sakurajima se profile entre les troncs des conifères odorants, une présence rassurante qui ronronne jusque sous mes pas. Les volcans sont comme des gros chats : il ne faut pas craindre leurs griffes ; juste apprendre à les connaître. Je longe une source claire qui pourrait évoquer un poème de Rimbaud. J’ai l’impression de marcher dans une matinée d’amour pur, un duel de la lumière et de l’ombre qui maintient cet entre-deux si cher aux autochtones bien avant Tanizaki.

 

Quand je parviens en haut de la colline, au bord d’une bambouseraie, le soleil éclate en mille cristaux lumineux au-dessus de la baie, tandis que la silhouette sombre du volcan semble tenir son rôle d’autorité locale.

 

Je referme la chemise rouge qui renferme le roman… Le paysage s’efface. Je ferme les yeux pour y voir clair. Quel rapport entre le roman de Keiichiro Hirano et ce paysage éminemment japonais ? Ce qui me paraissait mystérieux l’instant d’avant devient immédiatement limpide. Le paysage de la baie de Kagoshima, du Sakurajima, du Sengan-en qui les contient ainsi que tout l’univers, se confond dans mon rêve avec l’œuvre de l’écrivain. Le texte d’A la fin de la matinée a la même force brute que le volcan, la même invincible fragilité que le verre de Satsuma Kiriko, les mots de l’auteur développent le même raffinement immémorial que les artisans concentrés et recueillis des ateliers Shimadzu.

 

J’avais déjà effleuré ce même sentiment d’une beauté d’un autre monde à la lecture d’un recueil de nouvelles de Mishima Yukio. C’est un peu comme si l’auteur de Tabako était revenu finir son œuvre sous une autre forme. La cigarette est devenue un volcan. Les jardins symbolisent le style précis. Les bambous élancés son ascension. Le soleil inondant le ciel un père inaccessible et omniprésent. Le verre de Satsuma Kiriko la délicatesse infinie qui est la principale marque de fabrique de l’écrivain.

 

L’éruption mondiale ne saurait tarder.

Un rêve de Japon : une œuvre en forme de paysage
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