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1 novembre 2020 7 01 /11 /novembre /2020 14:37

Samedi 30 octobre 2020. A 10 heures, je regarde, sur le site de l’Institut Français du Japon, le débat entre les écrivains Laurent Binet et Keiichiro Hirano. Laurent Binet est chez lui à Paris, Keiichiro Hirano dans les locaux de l’Institut Français du Japon à Tokyo. L’échange est un peu lent, un peu poussif, non du fait des deux auteurs ni du journaliste, mais de la distance et du filtre des écrans, qui ne permettent pas une véritable interactivité humaine.

 

Les deux jeunes auteurs ont abordé sans concession des sujets historiques et de société dans leurs ouvrages, en allant au-delà des idées reçues et en leur donnant un nouvel éclairage. La rencontre est modérée par le critique littéraire Atsushi Sasaki, qui les interroge notamment sur les liens entre histoire et littérature.

 

Laurent Binet est l’auteur de La Septième fonction du langage, qui s’ajoute aux six fonctions du langage telles qu’identifiées par Jakobson. D'après Roman Jakobson, « le langage doit être étudié dans toutes ses fonctions ». C'est-à-dire que le linguiste doit s'attacher à comprendre à quoi sert le langage, et s'il sert à plusieurs choses. « Pour donner une idée de ses fonctions, un aperçu sommaire portant sur les facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de communication verbale, est nécessaire ». Les voici : Le message lui-même ; « Le destinateur envoie un message au destinataire » ; Le destinataire est censé recevoir le message ; « Pour être opérant, le message requiert d'abord un contexte auquel il renvoie (c'est ce qu'on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le « référent »), contexte saisissable par le destinataire3, et qui est soit verbal, soit susceptible d'être verbalisé » ; « le message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d'autres termes, à l'encodeur et au décodeur du message) » ; « le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d'établir et de maintenir la communication ».

 

Les six fonctions de la communication telles que les identifie Roman Jakobson sont chacune liées à un de ces éléments. Les fonctions du langage sont les suivantes : fonction expressive (expression des sentiments du locuteur) ; fonction conative (fonction relative au récepteur) ; fonction phatique (mise en place et maintien de la communication) ; fonction métalinguistique (le code lui-même devient objet du message) ; fonction référentielle (le message renvoie au monde extérieur) ; fonction poétique (la forme du texte devient l'essentiel du message).

 

Il considère d'ailleurs que ces fonctions « ne s'excluent pas les unes les autres, mais que souvent elles se superposent ». Le langage peut ainsi servir à plusieurs choses à la fois : maintenir le contact (fonction phatique) tout en prenant pour objet le code du message (fonction métalinguistique), par exemple, dans : « As-tu compris ce que je t'ai dit ? ».

 

Laurent Binet parle de sa mélancolie des années 1980, âge d’or selon lui des intellectuels français, avec le foisonnement de publications et d’idées issues de philosophes comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et quelques autres. Une puissance de pensée perdue depuis lors.

 

Le médiateur souligne, à la même époque, au Japon, le développement du « nouvel académisme » : les philosophes contemporains français voyaient leurs œuvres débarquer au Japon ; leurs traducteurs faisaient des apparitions répétées dans les médias et devenaient des « stars » par identification.

 

Sur ce sujet, Keiichiro Hirano note le caractère purement « mode » de ce phénomène. Dans les années 1990, où il commençait de découvrir ce phénomène, étant donné son jeune âge, la médiatisation excessive des philosophes français provoquait ce qu’il nomme un « appauvrissement » de la pensée de Foucault et des autres. « J’aime beaucoup Baudelaire, dit-il. Baudelaire observe, contemple un tableau, puis il en parle. » Keiichiro Hirano se révèle bien là japonais avant tout. Les mots servent aussi à dire l’émotion, à l’élever au rang de théorie, et non seulement à faire tourner les idées en rond. Il ne le dit pas ainsi, bien sûr. L’essentiel n’est jamais dit, seulement suggéré par le silence, la réserve, la discrétion. Pour Keiichiro, il est nécessaire d’éloigner l’œuvre de la mode, du « boom » momentané qui la vide de sa substance.

 

Lauret Binet complète : « Un roman réussi ne doit pas être une thèse. » Avant d’ajouter : « Le problème des intellectuels, ce sont leurs fans. » Pour l’écrivain français, c’est le discours qui façonne le monde et l’histoire. Ce sont les mots. « La joute oratoire n’est pas un simple jeu. Elle a des conséquences sur le réel. » Dans La Septième fonction du langage, Laurent Binet s’est inspiré du Fight Club de Palahniuk et de Fincher pour imaginer une société secrète spécialisée, le Logos Club, où se jouent de terribles joutes rhétoriques, le perdant y laisse au mieux une phalange…

 

Keiichiro Hirano rebondit sur le Logos Club, justement. Il insiste sur le fait que dans cette satire de la société, ce n’est jamais le fond des arguments qui compte véritablement, seulement le fait de remporter la joute verbale par tous les moyens, même les moins exigeants ou les moins éthiques. Une telle attitude renvoie pour lui à une forme de dialectique contemporaine. Au Japon, par exemple, il note le refus de reconnaître les exactions commises par l’armée sur le territoire chinois pendant la Seconde Guerre mondiale. Chacun sa fiction. Les faits comptent peu de nos jours. Seul importe le récit. Et l’on peut noter le même phénomène en France ou en Europe.

 

Mais alors, si seul compte le récit, un auteur peut-on raconter n’importe quoi ? Pour Laurent Binet, tout est question de pacte de lecture. « Quand je raconte une mort imaginaire de Roland Barthes, qui n’est pas conforme à la réalité, il n’y a pas de risque. Tout le monde sait que Roland Barthes est mort dans un accident de voiture. Le pacte est clair. Quand le pacte n’est pas clair, en revanche, il y a une fiction falsificatrice. Je crois que la fiction ne peut rien démontrer. Ce n’est pas avec une fiction que je prouverai à un révisionniste qu’Auschwitz a existé. »

 

Mais qu’est-ce que la fiction à l’âge de Donald Trump ? Keiichiro répond à la question. «La réalité dépasse le fiction. » L’expression est généralement entendue dans une acception plutôt pessimiste. Trump n’aurait pas été un sujet vraisemblable de roman. Personne n’aurait pu croire qu’un tel individu puisse devenir le président des Etats-Unis. Et pourtant, c’est arrivé dans la réalité.

 

Pourquoi lit-on des romans ? A quoi cela sert-il ? Pour Keiichiro Hirano : « A garder la tête sur les épaules. Beaucoup de gens souffrent dans la réalité et voient le merveilleux dans le roman. C’est un type de roman. D’autres romans cherchent à vous impliquer plus dans la réalité. Un roman qui fait les deux serait idéal [je ne peux m’empêcher de penser à A Man, le dernier roman de Keiichiro publié aux Etats-Unis]. La question qui se passe est celle de savoir comment s’impliquer plus dans la réalité et en même temps comment s’en échapper ? C’est une idée développée par l’écrivain Haruki Murakami : comment gérer l’engagement dans le réel et le désengagement du réel parallèle ? » Les gens qui lisent de la littérature savent quelles sont les idées à retenir : ne pas discriminer, ne pas avoir un discours tyrannique. Il faudrait que les gens qui n’ont pas l’habitude de lire aillent vers la littérature. Comment amener ces gens à la littérature ?

 

Pour Laurent Binet, une question essentielle est celle du rôle du roman dans le désordre actuel. Il n’est pas utile de rajouter de la fiction là où le monde dépasse l’imagination. Pourquoi ajouter de la littérature à Trump ? A la Seconde Guerre mondiale ? Au nazisme ? Pour l’écrivain français, cela est vain. Le romancier doit proposer une vision originale, distanciée, décalée. « C’est comme ce que dit Picasso dans un tableau : « Voilà comment je vois le monde ! » Cela alimente l’esprit humain, l’âme humaine. Faire du roman balzacien aujourd’hui, faire du Picasso aujourd’hui, c’est sans intérêt. Un roman doit apporter, comme tout œuvre artistique, une vision originale. »

 

Le modérateur amène ensuite le thème de l’écriture proprement dite. Comment écrire, quel vocabulaire utiliser pour être lu ? L’écriture du SMS est une écriture courte, simple, frappante. Quelle écriture adopter pour maintenir l’attention des lecteurs sans tomber dans le langage simpliste des réseaux sociaux ?

 

Keiichiro Hirano est une grand utilisateur des réseaux sociaux. Il poste régulièrement des informations sur Facebook et Twitter. « Ce qui caractérise les réseaux sociaux, dit-il, c’est la rapidité d l’échange des informations. Ce que j’y écris n’est pas très intéressant. Pour connaître un sujet, il est nécessaire de lire un livre avec un texte plus élaboré. Les deux exercices sont utiles mais ils ont un rôle différent. Il y a des idées qu’on ne peut faire passer que dans un livre. Il faut utiliser les deux. Les gens en ont vite marre du langage des réseaux sociaux. Lire Twitter n’éloigne donc pas de la littérature et peut même y ramener. »

 

Laurent Binet ajoute que pour lui : « Twitter, avec ses phrases proches des aphorismes, peut être une forme de littérature. La Rochefoucauld ou Cioran auraient été très bons sur Twitter. Twitter est aussi très adapté à la forme des haïkus.

 

Le modérateur amène ensuite le thème des hommes politiques japonais. Ils seraient impropres à utiliser le langage, à parler à leur peuple. Pour Keiichiro Hirano, la question qui se pose à ce sujet est celle du journalisme au Japon. « Les journalistes ne remplissent plus leur rôle. Si le Premier ministre ment, personne ne relève ses mensonges. Il y en a tellement : des salves de mensonges. Un des problèmes centraux est celui de la collusion des médias avec les politiques. L’avenir du Japon ne s’annonce pas très bien. »

 

Laurent Binet, qui parle pour la France et non pour le Japon, poursuit sur la même ligne : « Les journalistes ne sont pas un contre-pouvoir. Ils sont rarement une force d’objection. La collusion entre le pouvoir médiatique et le pouvoir politique est forte. S’y ajoute la concentration des médias aux mains de certaines groupes industriels. Il y a là aussi trop de salves de mensonges. Comme disait Guy Debord : « Le vrai est un moment du faux. ». On peut aussi citer Lacan : « Le réel, c’est quand on se cogne. »

 

Le dernier sujet abordé par Lauren Binet et Keiichiro Hirano est celui des violences sexuelles. Keiichiro Hirano développe une pensée mesurée à ce sujet. Il évoque le « bashing » très rapide et très fort au Japon sur les personnalités qui sont accusées de violences sexuelles, sans beaucoup de discernement. « Le bashing dans les réseaux sociaux peut faire perdre très rapidement tout crédit social à une personne, dans la mesure où il intervient comme une sanction immédiate. Le mouvement Me Too a permis de dénoncer des choses scandaleuses. Il a joué un rôle important et positif. Mais les dénonciations se font sans aucune relativisation. On place tout sur le même plan et je pense qu’il n’est pas toujours utile de briser des vies. Je pense qu’il faut solliciter la justice et lui laisser jouer son rôle. Il faut relativiser les choses. Si tout le monde punit tout le monde, c’est dangereux.

 

Keiichiro Hirano a une manière très japonaise de dire les choses : une douceur de ton, une voix sensuelle, une gestuelle très maîtrisée. La parole, chez lui, ne semble pas tricotée avec la pensée : elle la suit. Les phrases tombent sans hésitation. S’il connait le doute, il ne le montre pas. Les enjeux sont trop forts pour risquer l’à peu près. Cela donne une puissance rare à son discours. Un contraste aussi, entre le sourire léger et bienveillant et le côté « cash » de ce qu’il affirme. Il ne cherche pas à être diplomate pour dénoncer les « salves de mensonges » de tel Premier ministre. Il dit les choses sans la moindre violence, mais il les dit. Au pays où l’essentiel est le plus souvent tu, il met de la parole, dévoilant une attitude plus française que japonaise, tout en conservant du Japon le style effacé : ce n’est pas lui-même qu’il met en avant ; ce sont ses idées. C’est peut-être cette dualité interne, finalement, qui nous touche à la fois chez l’homme et dans ses écrits. Le fruit d’un travail sur soi étonnant. Keiichiro Hirano semble ne pas exprimer la moindre violence dans ses propos. Une violence profonde traverse pourtant ses écrits, en filigrane au moins. Une violence fondatrice, essentielle, comme le grain de sable que l’huître maquille en perle. Un des ressorts essentiels, à notre sens, de son œuvre.

Institut Français du Japon : Débat entre Laurent Binet et Keiichiro Hirano
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