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3 janvier 2021 7 03 /01 /janvier /2021 00:57

Le site internet de l’écrivain japonais Keiichiro Hirano débute par ce message de l’auteur de Compléter les blancs : « Depuis que j’ai écrit Un labyrinthe transparent, j’ai toujours cherché à écrire des romans qui, plutôt que d’inciter les lecteurs à passer au plus vite à la page suivante, soient si immersifs qu’un lecteur voudrait s’y prélasser pour toujours, dans un état ambigu, entre vouloir et ne pas vouloir passer à la page suivante. Bien que le monde soit un espace d’oppression, j’écris en quête d’un état de bonheur qui ne peut être ressenti qu’en lisant des romans. »

Comme dirait l’autre, Keiichiro Hirano n’y va pas de main morte. « Un état de bonheur qui ne peut être ressenti qu’en lisant des romans. » Comment ce grand écrivain peut-il s’exprimer d’une manière aussi péremptoire ? On serait d’abord tenté de dire que cela ne lui ressemble pas. Mais sans doute ne cherche-t-il en aucune manière à nous imposer son point de vue. Ce qu’il nous dit là ne consiste certainement pas à nous imposer l’idée qu’on ne puisse trouver le bonheur dans la peinture, dans la musique ou dans un bon film que l’on revoit en boucle.

Ce qu’il nous dit, sur un ton qui n’est pas exempt d’une certaine violence, c’est ce que Cocteau aurait appelé un cri écrit : l’expression d’une souffrance qui ne trouve son chemin que dans les détours. Keiichiro a passé une partie de sa jeunesse à dévorer des romans en boucle, tandis que ses camarades de l’université de Kyoto sacrifiaient aux passions de leur âge. Dès qu’il le put, il se mit lui-même à fabriquer ses propre fictions, à construire ses propres histoires. Il a fait comme quiconque écrit : il a puisé dans son univers intérieur. C’est ainsi que se sont égrenées des histoires où l’on cherche à dévoiler des secrets intolérables, des histoires où les morts reviennent à la vie dans ce même objectif, des histoires où l’on ne cesse de tourner en rond comme un meurtrier qui court sous la pluie.

Les romans de Keiichiro Hirano sèment à foison des points d’interrogation. Il faut les lire comme tels et trouver la réponse en nous, si réponse il y a. Ses personnages habitent un monde qu’ils ne comprennent pas, qui n’est pas le leur, ils se replient sur eux-mêmes, leurs interrogations, leurs histoires, jusqu’à l’obsession. Le mystère est en eux. Au lecteur d’être le défricheur qui révèle, peut-être, s’il est chanceux, s’il est talentueux, la vérité sous-jacent à l’intrigue.

Ainsi, Keiichiro Hirano est un adulte qui ne le deviendra jamais. Il fait bonne figure, donne des conférences très sérieuses, joue à l’homme intégré qui a réussi. Peut-être se réjouit-il de sa réussite sociale. Mais quelque chose dans son sourire, qui éclate au moment où on s’y attend le moins, montre que, s’il prend son public et son rôle au sérieux, lui-même s’amuse de donner ainsi le change. D’une certaine manière, profonde, intérieure, bienveillante, il n’y croit pas une seconde. Il cherche, par son œuvre, à toucher quelques âmes fraternelles. Le succès présent l’avantage essentiel de pouvoir toucher quelques dizaines d’âmes fraternelles supplémentaires dans un océan de lecteur qui ne verront que la surface de l’histoire.

C’est un fait constant dans l’écriture de Keiichiro Hirano : il y a ce que l’histoire nous dit ; et il y a tout ce qu’elle ne dit pas. Tout ce que nous devons, en tant que lecteurs, imaginer, deviner, creuser par nous-même. Car les personnages de Keiichiro Hirano sont aussi mystérieux, aussi imprévisibles, aussi éclatés dans leurs multiples dividus que nous le sommes nous-mêmes, étrangers à notre destin, ou que le sont nos voisins, nos amis, nos conjoints, nos parents, nos enfants. Nous passons notre vie à adopter les nôtres, qui changent d’un jour à l’autre.

Jean d’Ormesson, l’écrivain des plateaux télévisés français, dont l’œuvre valait beaucoup mieux que l’image séduisante qu’il en donnait, m’écrivait un jour dans les dernières années de sa vie : « Mais bien sûr, mon cher Christian, que si je n’avais pas écrit je serais un homosexuel, un assassin, un brigand, un vagabond, un très grand homme ou un trafiquant de drogue. » Il insistait, sans employer ce terme, sur l’éclatement de sa propre personnalité entre des personnages nés des circonstances. L’écriture est ce qui nous permet de vivre toutes les expériences dont nous disposons à la naissance en potentiel. « La vie humaine est courte, et je veux vivre éternellement, » écrivait Mishima à la fin de sa vie. Mishima visa l’éternité par le suicide. Keiichiro Hirano, pour l’heure, se glisse allègrement dans la peau de ses personnages et leur insuffle une vie qu’il tente d’éviter. C’est comme s’il concentrait toutes les énergies qui l’habitent dans les pages de ses romans, de ses nouvelles, de ses essais. Espérons qu’il continuera longtemps de nous nourrir de ses mots. Nous quitterons la scène où ne survivent déjà que nos reflets remplis des expériences imaginaires de ses créatures qui sont comme autant de taches du soleil à la surface du lac Biwa, en été.

Keiichiro Hirano : des taches de soleil sur la surface du lac Biwa, en été
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31 décembre 2020 4 31 /12 /décembre /2020 01:34

Pierre Cardin est mort aujourd’hui à 98 ans. Couturier, oui, bien sûr, homme d'affaires sans doute, qui a gardé jusqu'à la fin un œil sur sa comptabilité, l'homme avait plusieurs cordes à son arc. Designer avant tout, il restera peut-être autant pour ses créations dans le domaine du mobilier que pour la mode qu'il a largement contribué à démocratiser dans les années 1960 et 1970. Il avait l'élégance de vivre dans le château du marquis de Sade, à Lacoste, où il avait lancé un festival de musique classique. Souvent décrié en France – le succès l'est toujours, n'est-ce pas ? –, il était un "homme du monde" : son nom était devenu une marque sur toute la surface de la planète, il l'exploitait autant qu'il est possible, il continuait de créer. On considérait que sa marque battait de l'aile. Pas à l'étranger, où il continuait d'être reconnu pour son talent. La France a appliqué avec lui ce style des familles : "Ailleurs, on doit te louer, t'encenser, mais quand moi je te dis ce qui est..." disait déjà la mère de Michel dans Les Parents Terribles de Cocteau. Cardin n'était pas immodeste. Jeanne Moreau l'avait voulu. Elle l'a eu, ce qui est déjà une prouesse.

 

J'ai connu Pierre Cardin au milieu des années 2000, alors qu'il était déjà un vieux monsieur. Il partageait volontiers ses expériences, s’intéressait à autrui, à l’art, à la littérature, et il était beaucoup moins obsédé de lui-même que de ses créations. Toujours sur le qui-vive, survolté, habité par des projets pour les trois prochains siècles, il était un boulimique, un hyperactif, un créateur en lutte permanente contre ses pulsions de mort. Posséder l'animait : il était à cet égard l'anti-Lagerfeld. Quand Pierre accumulait les propriétés comme les entreprises, jamais rassasié, Karl tenait à ne rien posséder. L'ambition sans limite de Cardin reposait sur des frustrations anciennes qu'il serait sans doute inconvenant d'approfondir. Il bénéficiera d'hommages au Japon, en Russie et ailleurs dans le monde. Sans doute avait-il trop de talents pour complaire à la France.

 

Le créateur, rénovateur de la haute couture française d’après-guerre, a enchaîné les inventions futuristes, lancé la première ligne de vêtements pour hommes, et apposé son nom sur de nombreux produits. Il est mort mardi 29 décembre à l’âge de 98 ans.

 

Du costume noir à col Mao des Beatles aux petites robes zippées ou à hublot – célébrant la liberté de la femme en même temps qu’une esthétique op’art –, les inventions « futuristes » de Pierre Cardin sont entrées de longue date dans la mémoire collective. Le créateur, dont le nom est aussi connu que Coca-Cola sur la planète, est mort mardi 29 décembre à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine, à l’âge de 98 ans, a annoncé sa famille à l’Agence France-Presse (AFP).

 

Il avait notamment participé avec André Courrèges (1923-2016) et Paco Rabanne au renouveau de la haute couture dans la France d’après-guerre. « J’ai toujours eu la tête dans le futur ; j’ai toujours créé pour les jeunes gens », martelait ce fils d’immigrés italiens qu’un fabuleux destin a porté jusqu’à l’Académie des beaux-arts et dont le style de vêtements a incarné l’utopie des sixties, inspirée par la conquête spatiale.

 

Jusqu’à la fin, l’homme d’affaires touche-à-tout s’est intéressé à la mode, restée sa « drogue », comme en témoigne cette boutique luxueuse de vêtements féminins inaugurée, fin 2017, rue Royale, proche de la Concorde. Jusqu’à la fin, il a décliné le même look « daté », selon ses détracteurs, « intemporel », selon ses aficionados. « C’est un danger pour la mode de produire sans cesse ; moi, j’ai un style reconnaissable qui fait ma signature, on ne peut pas en dire autant des autres ! », répondait-il avec le franc-parler qui était le sien.

Souvenir de Pierre Cardin
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27 décembre 2020 7 27 /12 /décembre /2020 17:23

 

 

 

Le roman de Keiichiro Hirano, At the end of the matinée, immense succès au Japon, sortira en avril 2021 dans sa version anglaise. Le film tiré de ce roman a envahi les écrans japonais en novembre 2019. Un chef-d’œuvre littéraire. Un grand film. Deux œuvres distinctes cependant : l’une ouvre des perspectives infinies, posant des points d’interrogation. L’autre raconte une belle histoire avec talent, ce qui est une autre affaire.

 

J’ai enfin reçu le DVD du film tiré du roman de Keiichiro Hirano, A la fin de la matinée. Film sorti en novembre 2019, mais pas encore arrivé en Europe, donc intégralement en japonais, sa langue d’origine. J’ai en revanche lu le manuscrit du roman de Keiichiro, qui m’a été envoyé par l’auteur dans sa version anglaise qui doit sortir au printemps 2021.

 

Le pitch du livre comme du film peut paraître banal. Mais un pitch ne dévoile jamais rien. C’est l’histoire d’un guitariste classique, Satoshi Makino, qui donne des concerts dans le monde entier. Au sommet de sa carrière, il croise la journaliste Yoko Komine, avec qui il noue immédiatement une relation amicale. Lors de leur première rencontre, qui a lieu à Tokyo à l’issue de l’un de ses concerts, ils entament une conversation qui va se dérouler des années durant, mêlant de longs moments de silence à de puissants moments de connexion.

 

Yoko est séduite par la tendresse de la musique de Satoshi et par la sensibilité du musicien, tandis que Satoshi est intrigué par le raffinement et la force intellectuelle de la jeune femme. Mais ni l’un ni l’autre ne connait assez les choses de l’amour pour s’avérer capable de le sentir poindre tout au cœur de leur être. Ni l’un ni l’autre n'est capable de faire le premier pas vers l’autre. Leur relation va-t-elle perdurer et se développer comme des instruments de musique au cœur d’une symphonie ? Ou au contraire s’éteindre peu à peu, rejoindre le silence des tréfonds et séparer ces êtres que tout rapproche pourtant ?

 

Le roman de Keiichiro Hirano, un best-seller immédiat au Japon lors de sa sortie, est à l’image de ce monde flottant que l’auteur a développé depuis son premier roman, L’Eclipse, à la fin des années 1990. Un univers de brume où les lignes ne cessent de bouger, de se déplacer, d’apparaître là où elles ne sont pas. Keiichiro Hirano se rêve peut-être en descendant de Mori Ogai ou d’Akutagawa : il est celui de Hokusai et de Hiroshige. Vaporeux comme les nuages qui flottent au-dessus du Fuji-san. Evasif comme la vie elle-même. Il semble qu’il ait été dès l’enfance dans la conscience lucide mais fatale que tout meurt à chaque instant pour renaître au suivant. Rien n’est ce qu’il semble être. Ni le paysage, ni les êtres, ni les sentiments, ni l’observateur, ni le microscope mental avec lequel il analyse et décortique les choses et les êtres. Keiichiro, s’il était occidental, serait Henri Fabre, le célèbre entomologiste. Il vit dans un monde absolu au point qu’il ne voit plus le monde relatif dont le commun des mortels est prisonnier. Mais celui qui est libéré n’est-il pas un alien pour la masse des soumis ?

 

Le souffle du roman de Keiichiro Hirano, Machine no Owari, est le même qui passait sur L’Eclipse. Keiichiro, au fil des ans et des publications – dont je ne connais que les traductions en langues européennes – a bien sûr affermi son style, épuré son vocabulaire, simplifié ses phrases. Il va plus à l’os, son temps devient plus court, il développe sa conscience du temps qui manquera forcément : sauf quelques cas d’exception, celui qui écrit sait bien qu’il devra faire des choix, qu’il y a toujours plus d’idées de romans que de romans effectifs. L’écriture de Keiichiro peut dérouter le lecteur habitué au roman européen bourgeois du XIXe siècle, où les histoires sont construites comme des demeures solides, destinées à durer et à tenir, à résister aux tempêtes, aux bombardements et aux séismes. Les histoires de Keiichiro sont japonaises avant tout : elles ont la fluidité des habitations constituées de panneaux coulissants. D’un geste de la main, elles changent, ouvrent de nouveaux espaces, en suppriment d’autres, s’adaptent en permanence, fabriquent du vide, séparent sans éloigner, confondent allègrement intérieur et extérieur, confondent le lecteur aussi. Elles séduisent plus aisément, pour le lecteur qui préfère toujours reconnaître à connaître, l’adorateur de Marcel Proust, de James Joyce ou de Virginia Woolf que le passionné de Balzac. Je ne peux pas lire Keiichiro Hirano sans penser aux première lignes de La Cabane de dix pieds carrés, de Kamono Chômei, où l’auteur décrit la rivière, qui reste la même alors qu’elle roule des eaux toujours nouvelles…

 

Au cinéma, les images ne flottent pas. Elles ont l’exactitude des histoires qu’elles veulent raconter. Si le pitch de l’histoire semble se prêter assez bien à une interprétation cinématographique, il n’en va pas de même des méandres de l’âme dans lesquels Keiichiro se plait à évoluer. Aussi, il y a loin, forcément, du roman au film.

 

Le film At the end of the matinée, tel que réalisé par l’excellent cinéaste Hiroshi Nishitani, comporte de grandes qualités. Il a il faut dire bénéficié d’un budget généreux, qui a permis le recrutement de comédiens de premier plan, comme Masaharu Fukuyama et Yuriko Ishida dans les deux rôles principaux ; il a aussi donné beaucoup de liberté au tournage, qui a pu se dérouler au Japon, à Paris et à New York. Ces avantages formels ont donné au film toutes les chances de devenir l’un des chefs-d’œuvre du cinéma japonais contemporain.

 

Satoshi Makino a beau être un brillant guitariste classique qui parcourt le monde et joue dans les meilleures salles de concert, il n’est jamais pleinement satisfait de sa musique, toujours en quête d’une inatteignable perfection. De même que Michel-Ange, dont l’art était admiré par tous les grands hommes de son temps comme par le peuple, estimait avoir raté sa vie, puisqu’il voulait plaire à Dieu, Satoshi Makino n’a jamais l’esprit tranquille. Il est toujours « à côté », comme la couleur, souvent, est décalée sur les gravures trop hâtivement imprimées, donnant à l’image ce flou qui en font le charme évanescent.

 

Sa personnalité, qui garde toujours un certain mystère, captive le monde et lui confère un certain charisme, bien qu’il ne soit pas à proprement parler un artiste « populaire ». Il compte ses amis sur les doigts d’une main : il y a bien sûr son manager, Sanae, et Keiko, qui représente le label musical avec lequel il est sous contrat. C’est donc lors d’un concert à Tokyo qu’il fait la rencontre de la journaliste Yoko Komine, installée à Paris. Leur attraction est mutuelle et immédiate. Mais la situation est complexe et ambiguë. Car Yoko a un fiancé et n’est pas prête à le quitter. Une série d’attentats ravagent Paris. Yoko est prise dans l’un d’entre eux. Elle parvient à s’en sortir indemne sur le plan physique. Mais elle a perdu un de ses proches amis dans ces circonstances et elle se referme complètement sur elle-même dans les semaines qui suivent, installant une distance nouvelle entre Satoshi et elle. A l’évidence, le traumatisme dont elle souffre n’est pas près de disparaître.

 

De son côté, Satoshi ne ressent plus le feu sacré pour sa musique. Il perd le sens du contact avec le public. Le désir de monter sur scène l’a quitté. Ses relations avec son mentor se grippent. Tout semble éloigner les deux êtres en apparence faits l’un pour l’autre. Leurs chemins vont finalement se croiser de nouveau : cette fois-ci sera peut-être la bonne… Mais c’est sans compter sur l’influence négative d’une personne proche de Satoshi, qui installe entre le musicien et la journaliste des obstacles élevés.

 

On pourrait dire que le personnage principale du film, au fond, est la musique classique, omniprésente. Par sa présence, qui diffère du silence dans lequel on peut lire le roman, elle change beaucoup de choses. L’histoire qui nous est racontée perd en effet la fluidité naturelle qui est la marque de Keiichiro Hirano en tant qu’auteur. La musique qui constitue la toile de fond du roman, qui en construit le contexte, s’impose inévitablement dans le film comme un personnage quelque peu encombrant. Mais comment faire autrement ? Le résultat, à certains moments, s’avère prétentieux, exagéré, un peu lourd même, ce qui n’a rien à voir avec le texte de Hirano-san. On perd parfois pied avec l’histoire de cet amour nécessaire et impossible, de cette évidence manquée. Le cinéma, ici, ne rend pas la subtilité des mouvements du cœur. Les obstacles qui surviennent au beau milieu de ce qui apparaît comme un destin amoureux sont amenés avec des sabots qui, sans être gros, ne se situent pas au niveau de l’exigence littéraire de Keiichiro. Le roman de l’auteur japonais n’a rien du mélodrame, pourtant. Mais c’est à un mélodrame que l’on assiste devant l’écran : un mélodrame trop fortement souligné, annoncé, accompagné par la musique. En clair, on serait injuste à dire que le film est faible ou mauvais.

 

Mais comment faire un chef-d’œuvre cinématographique à partir d’un chef-d’œuvre littéraire ? La hiérarchie des faits semble également un peu déplacée. Ainsi, les attentats, dont les conséquences s’avèrent considérables sur l’état mental de la journaliste, sont traités comme de simples incidents. Ils sont, pourrait-on dire, sous-évalués dans leur intensité comme dans leurs effets. Quant à la musique du guitariste, il en est fait un usage abusif, dont l’objectif est bien évidemment de renforcer le caractère sentimental de l’intrigue. Mais le spectateur n’a pas besoin qu’on lui indique ce qu’il doit ressentir. Keiichiro Hirano n’appuie jamais, dans son style écrit, sur les sentiments. On pourrait même parfois considérer ses romans comme un peu froids, comme s’il n’osait pas mettre le pied dans la cocotte-minute de ses émotions, de crainte de ne plus rien maîtriser. C’est le contraire dans ce film, qu’il serait injuste de qualifier de racoleur et qui comporte de grandes qualités, mais qui est en décalage complet, dans la forme, avec l’œuvre dont il s’inspire.

 

Sans doute celui qui voit le film sans connaître le roman de Keiichiro Hirano ne sera-t-il pas sensible à ces réserves. D’autant qu’il comporte bien des qualités formelles. Tout d’abord, le jeu des deux principaux acteurs est tout à fait convaincant. L’un comme l’autre sont de grands professionnels, qui plus est parfaitement dirigés, et ils donnent dans ce long métrage la meilleure mesure de leur talent. Masaharu Fukuyama dans le rôle de Makino et Yuriko Ishida dans celui de Yoko réalisent chacun une performance exceptionnelle. Leur charisme crève l’écran en de multiples moments, leur symbiose semble totale ; c’est à l’œuvre au noir que constitue toute relation amoureuse que nous assistons. L’émotion des images est d’une force exceptionnelle. C’est justement parce que le film est par bien des aspects excellent que le surlignage musical nous parait souvent superflu. La scène centrale du film, celle qui se déroule dans un café, atteint de véritables sommets.

 

On peut dire la même chose des seconds rôles, notamment de Yuki Sakarai dans celui de Sanae : cette dernière traduit avec un grand talent son combat intérieur à travers une attitude faussement détachée. Yuka Itaya fait aussi preuve d’une grande force de conviction dans le rôle de Keiko.

 

On regarde le film tiré de l’œuvre de Keiichiro Hirano avec beaucoup de plaisir. L’image est belle. Le fond sonore aussi. Les acteurs jouent leurs rôles à merveille. Les quartiers de Tokyo, de Paris ou de New York sont filmés avec un sens pointu de l’esthétisme. Le film n’est pas sans comporter certaines longueurs. Mais il y a une différence entre le caractère infini du roman de Keiichiro, cet infini des êtres que l’on ne connait jamais, même après une vie en commun, et le caractère fini du cinéma, qui se borne à raconter des histoires. Pour ma part, j’ai lu le roman de Keiichiro Hirano comme une somme de questions sans réponse, comme on parcourt sa propre vie pour approcher de la mort alors qu’on n’a rien compris. J’ai vu le film qui, fondé sur le même pitch, se déroule du début vers sa fin, racontant une belle histoire émouvante. Deux objets séparés. Mais l’amour des auteurs est souvent exclusif.

 

 

Keiichiro Hirano : At the end of the matinée, 1 + 1 = 2
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27 décembre 2020 7 27 /12 /décembre /2020 15:10
À 40 ans, Franz Kafka (1883-1924), qui ne s'est jamais marié et n'avait pas d'enfant, se promenait dans un parc de Berlin quand il rencontra une petite fille qui pleurait parce qu'elle avait perdu sa poupée préférée. Kafka et elle cherchèrent la poupée sans succès. Kafka lui proposa de revenir le lendemain afin de la chercher encore.
Le lendemain, la poupée demeurant introuvable, Kafka donna à la petite fille une lettre "écrite" par la poupée qui disait :
"S'il te plaît ne pleure pas. Je suis partie en voyage pour voir le monde. Je vais t'écrire sur mes aventures."
C'est ainsi que commença une histoire qui se poursuivit jusqu'à la fin de la vie de Kafka. Lors de leurs rencontres, Kafka lisait les lettres de la poupée, soigneusement écrites et contenant des aventures et des conversations que l'enfant trouvait adorables.
Enfin, Kafka lui ramena la poupée (en acheta une) qui était de retour à Berlin.
" Elle ne ressemble pas du tout à ma poupée", dit la petite fille.
Kafka lui remit alors une autre lettre dans laquelle la poupée écrivait : "mes voyages m'ont changée."
La petite fille embrassa la nouvelle poupée et l’emporta, toute heureuse. Un an après, Kafka mourut.
Plusieurs années plus tard, la petite fille désormais adulte trouva une lettre dans la poupée. Dans la minuscule lettre signée par Kafka, il était écrit :
"Tout ce que tu aimes sera probablement perdu, mais à la fin l'amour reviendra d'une autre façon."
Les lettres de la poupée n'ont jamais été retrouvées.
Elles ont peut-être fait partie des manuscrits brûlés par Dora Diamant, sa dernière compagne, à la demande de Franz, de son vivant, ou alors, en possession de la petite fille, ont été mises au rebut, jetées une fois atteint l'âge de l'adolescence, ou bien détruites dans un bombardement, piétinées par des pillards la guerre venue, ou bien encore soigneusement dissimulées sous les lattes du parquet attendant d'être découvertes.
L'histoire de la poupée a été rapportée par Dora Diamant au grand ami de Kafka, Max Brod, et à Marthe Robert. Chaque jour, leur a-t-elle précisé, il est resté rivé à son bureau pour écrire ces lettres avec la même intensité que lorsqu'il se consacrait à son œuvre. Poussé par la force la fiction et la toute puissance du récit, maître absolu du verbe, il a offert à la petite fille le plus beau cadeau qui soit : un monde imaginaire où s'oublient les chagrins.
Dévoré par la tuberculose dans un Berlin en proie à l'inflation, Kafka sait qu'il n'a plus que quelques mois à vivre. Bientôt, il renoncera à ses promenades. Alité, il s'amusera avec sa jeune fiancée Dora Diamant à raconter des contes de fées en projetant des ombres chinoises avec ses mains de plus en plus décharnées sur le papier peint de leur petit appartement où il a enfin connu le bonheur conjugal. Bientôt, il entamera son dernier voyage, via Prague, pour le sanatorium de Kierling, près de Vienne. Il s'enchantera de la venue d'un petit oiseau dans sa chambre et mourra le 3 juin 1924.
La poupée de Kafka
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27 décembre 2020 7 27 /12 /décembre /2020 04:55
Keiichiro Hirano, le romancier brouilleur de cartes

 

 

 

C’est très exactement le 16 mai qu’il est mort. Que diable faisait-il sur le toit de son usine ? Premier mystère. Comment s’y est-il pris pour glisser, basculer, s’écraser enfin dans la cour de l’immeuble ? Second mystère. Tetsuo Tsuchiya est mort sur le coup. Plus tard, des mois plus tard, comme beaucoup d’autres humains, il est revenu à la vie. Il ne sait pas pourquoi. Il ne sait pas plus comment il est mort que pourquoi il est de nouveau vivant. De quoi troubler son identité.

 

Pour autant, il y a des choses qu’il sait. Avec certitude. Ainsi, quand il consulte sa montre au verre fêlé, il constate l’heure préciser de l’impact de son corps sur le béton sale. Le cadran s’est bloqué pour toujours sur 15h14. Pour le lecteur, ce qui compte, c’est que Tetsuo soit l’un de ces ressuscités qui apparaissent à la surface de la planète, ignorant d’où ils viennent, ce qu’ils ont fait entre le moment de leur mort et celui de leur retour.

 

Le roman de Keiichiro Hirano est déroutant. Mais c’est le propre de Keiichiro de ne jamais installer son lecteur, de ne jamais installer ses intrigues. Elles nous promènent, elles nous baladent, elles nous surprennent, elle nous dévastent aussi, parfois, parce que derrière les histoires pleines de parenthèses et de tiroirs dans lesquelles l’écrivain nous emporte, on croit sentir parfois que c’est lui-même qui se cherche, qui se masque, qui se trompe, qui se perd, pour mieux se retrouver peut-être. Son écriture nous apparaît comme une quête, celle d’un être qui n’ose rien demander de crainte d’être déçu, mais qui espère, pourtant, depuis toujours, un geste d’amour. Keiichiro Hirano est un paradoxe. Un écrivain accompli, reconnu, talentueux, définitif, essentiel. Mais un être qui ne pourra jamais se satisfaire de son public. Jamais assez. L’amour du monde entier ne compense jamais le manque originel. Comme Klaus Mann : un condamné à vivre.

 

Voilà donc Tetsuo de retour parmi les siens : son épouse, son fils. Il a 35 ans. Tout commence au guichet de l’hôpital. C’est là que débute le roman ambitieux de l’écrivain japonais, quatrième de ses livres traduits en français. Le roman se déroule tout en détours et circonvolutions. On le traverse comme un labyrinthe, avec curiosité et une forme d’excitation qui ne dit pas son nom. On se laisse entraîner derrière la plume de Keiichiro. Le jeune homme, qui ne l’est plus tout à fait, mais qui est bien plus jeune qu’il ne croit, s’y entend pour nous désarçonner et nous perdre quelquefois. L’intrigue nous échappe, elle se love au cœur de notre être comme un alien qui habiterait à la fois notre corps et notre esprit.

 

Histoire de famille, véritable thriller, mais aussi roman fantastique, quête existentielle, bref : ce livre de Hirano-san pourrait finalement se ranger dans à peu près tous les rayons de la grande librairie Kinokuniya, à Tokyo. C’est un livre de partout et de nulle part. Il est finalement comme son auteur : à l’aise dans tous les sujets, dirait-on, à l’aise dans tous les styles, comme ces êtres qui savent s’adapter, qui ne savent pas faire autrement, parce qu’ils ne sont nulle part au repos, nulle part détendus, toujours intranquilles, jamais installés. Keiichiro Hirano, c’est Fernando Pessoa doublé d’un séducteur juste assez familier pour plaire à tout le monde, juste assez retiré pour maintenir à distance.

 

Ce qu’on sait de Keiichiro Hirano, vu de France, c’est finalement peu de choses. Quelques clichés qui ne le définissent en rien. Un jeune homme d’une beauté du diable, salué par le prix Akutagawa à la fin des années 1990. Un jeune érudit qui se hisse au niveau d’une Marguerite Yourcenar pour plonger ses lecteurs dans la France du XVe siècle. Un fin psychologue de ses contemporains, fervent adeptes de la notion des dividus qui cohabitent dans une même personne. Il semble ne rien affectionner autant que de nous entraîner dans son sillage. Et il faut bien dire que nous nous laissons embarquer sur son Styx pour rejoindre avec une délectation inédite les enfers qu’il nous propose. Keiichiro Hirano brouille toutes les pistes qu’il nous indique. Les réalités de ses romans sont fluides comme des rêves. On entre dans ses romans avec quelques certitudes tenaces ; on les quitte comme on meurt, à la manière d’un voleur dans une maison vide. Rien à comprendre. Rien à apprendre. Le mystère est dans toutes choses. Au fond, les réponses sont ailleurs. On le croirait façonné par Ludwig Wittgenstein : ce qu’on ne peut pas dire, mieux vaut le taire. Ses récits transcendent les frontières. Il n’a pas son pareil pour dépeindre la banalité apparente des vies, le vide, l’ennui, la répétition du quotidien. On le croirait parfois animé par le désespoir de Patricia Highsmith ou de William Irish. Il éclaire les tréfonds des existences qu’il dépeint, projette une faible clarté sur les tiroirs remplis, jour sa petite sonate d’ombre et de lumière sur les couloirs obscurs de l’identité, de la mémoire et de la conscience.

 

Très vite, dans Compléter les blancs, plane l’ombre de l’assassin : Tetsuo Tsuchiya, père d’un petit Riku, s’est en effet fait tuer. Cela ne fait aucun doute. Le meurtrier est connu. Il a nom Saeki. Tout semble indiquer qu’il est bien le meurtrier de Tetsuo. C’est le vigile de l’usine, un tueur de pigeons, que Keiichiro nous décrit comme une « montagne de graisse » de laquelle émane « un âcre puanteur. Un déclassé. Un solitaire. Un type tout simplement abject, le rebut d’une société de perdants. Il incarne un « Japon qui va au-devant de sa destruction, avec les vieux qui dévorent la pitance des jeunes ».

 

Chika, l’épouse de Tetsuo, est malheureuse et perdue. On la suit au fil des pages avant de comprendre, peu à peu, indice après indice, que c’est elle, il y a trois ans, qui a tué son mari. Elle dort mal, imagine qu’elle est entourée de fantômes. Quant à la mère de Tetsuo, veuve depuis trente-six ans, elle débarque avec ses filets de porcs panés à la sauce miso et le souvenir de la grand-mère. Elle a bien compris que son fils s(était suicidé. Au Japon, ce sont les femmes qui tiennent les familles et sans doute aussi qui tiennent les hommes. La vie de Tetsuo est remplie de failles, de silences, de solitudes. Beaucoup de blancs, de non-dits où se faufile l’âme nue de Keiichiro. C’st en tout cas ainsi que je les ai lues. « Il ne savait plus à l’intérieur de qui il était. »

 

On prend un plaisir comme masochiste à suivre Keiichiro Hirano, comme si l’on hésitait à lui lâcher la main. On voudrait presque le serrer dans nos bras et murmurer à son oreille : « Ce n’est rien, mon petit Keiichiro, ça va passer, » tant l’écrivain semble tenir à bouts de bras l’enfants qui lui dicte ses textes de l’intérieur. L’enfant qui, sans doute, le pousse à chahuter son récit, à convoquer Van Gogh, Baudelaire, les contes d’Ise, des gnostiques. Les personnages que l’on croit saisir se dérobent comme les anguilles dans un restaurant d’Asakusa.

 

Tetsuo finit par prendre conscience de son suicide. Il est habité par des temps parallèles. Ces temps le morcellent. Ils le déchirent. « Ses traits brillaient de l’éclat pathétique de celui qui cherche à se fuir lui-même. Foin de nos questionnements sur le déroulement de l’enquête. Keiichiro remporte son pari. Le dénouement de l’enquête sur la mort de Tetsuo finit par ne plus guère intéresser le lecteur, à présent centré sur le chemin qu’il suit pour y parvenir. Au fond, Compléter les blancs tient, comme pas mal des livres de Keiichiro traduits en langues européennes, de l’expérience initiatique. Il n’est pas dit qu’un être se suicide parce que « c’est intrinsèquement dans sa nature » : il révèle la « différence entre la partie de vous-même qui vous tue et celle qui est tuée.

 

Keiichiro Hirano revient ici sur la notion de « dividus » qui tarverse une partie de son œuvre. Il lui a consacré un essai encore non traduit à ce jour, et dans La Dernière métamorphose, roman publié chez Picquier en 2007. Il explorait la quête d’un jeune homme, qui se terre en «énorme cancrelat» chez ses parents, dynamite la famille, pour découvrir sa vraie nature, celle d’un moi composé d’une somme de moi. Un être en tension, à facettes multiples tour à tour complémentaires et contradictoires.

 

«L’individualité n’est pas une chose unique et immuable, mais un conglomérat de différents "dividus" qui changent en fonction des interlocuteurs», explique Tetsuo à un de ses amis dans Compléter les blancs. Ce qui peut paraître à première vue étonnant pour un Occidental a du sens dans la société japonaise où l’expression personnelle ne va jamais toujours de soi, où le je n’est pas face aux autres, où le groupe avec ses discours et ses codes normatifs l’emporte souvent sur la personne.

 

Choix éminemment personnels, le repli, la mort volontaire sont des issues possibles dans une société camisole où la vie peut être « dénuée de sens ». Keiichiro Hirano se demande « quel mal y avait-il à se suicider pour obtenir un apaisement, cette paix ? » Compléter les blancs a alors des airs de délivrance et de reconnaissance. Dans cette galerie de personnages, les gens s’enrichissent au contact des autres. Ils se livrent, s’affranchissent des tabous et retrouvent la raison d’être de la parole. « J’aime celui que je suis quand je parle à bâtons rompus avec ma femme ou quand mon fils me fait rire en faisant des grimaces », raconte Tetsuo. Bien sûr, le ressuscité Tetsuo se cherche. Mais l’ordonnateur Keiichiro Hirano en vient aussi à interroger les vivants sur leur présence au monde. Immergés dans leur quotidien, sont-ils plus en vie que ces ressuscités dépouillés de toute contingence et artifice, revenant questionner le réel et l’essentiel ? Face au néant, Hirano choisit l’arme du roman.

 

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18 décembre 2020 5 18 /12 /décembre /2020 18:32

 

Le narrateur, un esthète en séjour à Hambourg, visite la ville en long et en large.

Il est le sujet d'apparitions régulières et troublantes : l'image d'une petite fille le poursuit de musée en musée, sans qu'on sache très bien si la petite fille existe vraiment ou si elle est le produit de son imagination débridée.

Anodines au départ, ces apparitions finissent par occuper tout son esprit, de manière obsessionnelle malgré ses efforts pour garder son attention ouverte sur la ville hanséatique et ses reflets. Jusqu'au dénouement final et fortement inattendu.

Interrogation sur le réel et ses ombres, ce roman laisse le lecteur sur un sentiment indéfinissable : il ne regardera plus le monde qui l'entoure de la même manière.

"Regarder les ombres", le dernier roman (en date) de Christian Soleil
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18 décembre 2020 5 18 /12 /décembre /2020 17:49

Le Masque et le Gel est une histoire singulière qui est celle de tous les Français. Brusquement confinés en mars 2020, ils ont dû s'habituer à l'incroyable, se conformer à l'imprévu, se soumettre à l'ordre impérieux qui signait l'échec de la politique sanitaire du pays. Fermés chez eux, potentiellement contrôlables à chacune de leurs sorties quotidiennes d'une heure maximum, il leur a fallu inventer une nouvelle manière de travailler, de respirer, de vivre. À travers ce journal, Christian Soleil relate l'histoire universelle du confinement des Français, comme de nombreux autres peuples. Celle de toutes les nations qui suivirent le modèle de la dictature communiste chinoise plutôt que celui de la démocratie de Corée du Sud. 

Christian Soleil publie "Le Masque et le gel", journal d'un confinement
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17 décembre 2020 4 17 /12 /décembre /2020 15:40

Ce n’est pas qu’ils n’aient pas peur. La peur les habite. La peur les guide. Elle les hante. La sueur qui perle à leur front, la moiteur qui imprègne leur corps et leurs vêtements, portent l’odeur de la mort. C’est quand la peur est trop grande, justement, immense comme un monstre volant qui déploierait ses ailes au-dessus des montagnes, violente comme le sabre décapitant le samouraï fautif, insupportable comme la vie qui n’a rien demandé mais jette un regard lucide sur son absurdité, c’est quand la peur monte, s’ouvre, s’écarte, gigantesque, déchire l’âme et embrase le corps, qu’il devient plus simple d’affronter les démons. Pas le choix. Ils ne s’appartiennent pas. Ils sont les otages des forces qui les animent, qui les dirigent, qui leur ordonnent : ils doivent obéir.

Christian Soleil publie "Kamikazes"
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14 décembre 2020 1 14 /12 /décembre /2020 01:03
Christian Soleil publie "L'été dans les Highlands"
Christian Soleil publie "L'été dans les Highlands"

Les errances d'un esthète à travers le Royaume Uni d'avant le Brexit. Londres, Newcastle, l'Ecosse et surtout Rothiemurchus, au plein coeur des Highlands, sur les traces du grand peintre écossais Duncan Grant, membre éminent du groupe de Bloomsbury. La confrontation avec une nature protégée, préservée, est l'occasion d'un retour sur soi. Mais c'est surtout celle d'un immense voyage intérieur qui vous rend à la vie différent, changé, autre.

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12 décembre 2020 6 12 /12 /décembre /2020 17:57

Je viens de terminer la lecture de L’Oie sauvage, le fameux roman de Mori Ogai. Avec ce texte écrit en 1911, Mori Ogai introduit le roman psychologique dans la littérature japonaise. L’Oie sauvage est considérée comme l'œuvre la plus significative de ce courant : un étudiant en médecine passe chaque jour devant les fenêtres d'une jeune femme, maîtresse entretenue d'un usurier. Ils échangent des regards, se saluent, se croisent dans la rue... mais ils ne se rencontreront jamais.

 

Dès le début du roman, le narrateur, que l’esprit du lecteur tend à confondre avec l’auteur, se positionne non pas au cœur du récit mais légèrement en marge, dans un rôle d’observateur omniscient. Le roman commence ainsi : « Ceci est une vieille histoire. Par le plus grand des hasards, je me souviens que cela s’est passé en l’année treize de Meiji (1880). Si je me le rappelle avec autant de précision, c’est qu’à l’époque je logeais à la pension Kamijo, juste en face du portail de fer de l’université de Tokyo, et que seule une cloison me séparait du héros de cette histoire. » Autrement dit, le narrateur est presque dans l’histoire, mais pas tout à fait.

 

Le lecteur est en droit de se demander si cette cloison est réelle ou symbolique. Le processus de création procède souvent de manière voilée. Rien n’est imagination pure : on s’inspire d’un fait divers, d’une image observée, ou bien l’on pose un voile pudique, une distance créative sur des évènements qui nous sont arrivés et dont la force émotionnelle nous force à les poser sur le papier sans toutefois l’avouer. On fabrique alors du « roman » par cette distance, par cette brume similaire à celle qui flotte, de bon matin, sur l’étang Shinobazu, dans le parc de Ueno, à Tokyo. Le romancier n’invente rien : il décale, il fait glisser, il démonte et remonte le réel autrement.

 

Le narrateur de L’Oie sauvage repointe le bout de son nez à la fin du roman : « Le lecteur pourrait m’interroger : « Comment avez-vous fait la connaissance d’Otama ? En quelles circonstances avez-vous entendu cela ? » Voilà ce qu’il pourrait me demander. Mais comme je l’ai dit plus haut, les réponses à ces questions sont également en dehors du cadre de ce récit. Toutefois, il va sans dire que je ne remplis pas les conditions nécessaires pour être l’amant d’Otama. Il vaut donc mieux que le lecteur ne fasse pas de suppositions inutiles. »

 

En écrivant cela, Ogai nie toute implication personnelle dans l’histoire qu’il vient de rapporter. Mais le simple fait qu’il cherche à le préciser semble paradoxalement légitimer cette pensée : à la limite, si le lecteur n’y avait pas songé, si le lecteur avait lu le roman comme un roman, sans se poser de question biographique, voilà que cette précaution réitérée vient semer le doute dans son esprit. Ce que nie l’auteur est une idée qui a germé dans son esprit, une possibilité. La négation de l’idée donne donc du crédit à l’idée, c’est donc une possibilité, une potentialité du magma de l’univers. Le lecteur, auquel on peut souvent prêter quelques velléités voyeuristes, avec sa tendance à vouloir expliquer l’œuvre par la biographie – alors que l’inverse est souvent plus opérant – s’engouffre alors dans le tunnel en spirale de sa propre imagination, qui ouvre sur un questionnement sans fin, jusqu’aux frontières de l’univers. C’est la force du roman qui écrit et réécrit sans cesse, dans l’esprit du lecteur, une histoire simple placée par le stratagème de l’écriture dans une distance ouverte. On lit le roman comme un roman, mais soudain, dans la dernière page, la caméra opère un traveling arrière qui semble nous faire entrevoir un décor, des caméras, un studio. Tout serait donc comme une illusion, comme la brume sur l’étang de Shinobazu, comme la cloche qui sonne dans le lointain – celle d’Ueno, ou celle d’Asakusa ?

 

Changement de décor. Nous voici un siècle plus tard, dans un univers mondialisé où les romans voyagent à la vitesse de la lumière, apparaissent et disparaissent comme les éruptions intermittentes du Sakurajima à Kagoshima. Un jeune auteur qui se croit déjà vieux, mais dont la postérité retiendra longtemps l’écho, Keiichiro Hirano, a publié il y a quelques années un roman intitulé A la fin de la matinée. Le roman, à l’heure où j’écris ces lignes, a été publié seulement en japonais, mais sa version anglaise doit sortir aux Etats-Unis au printemps prochain dans la traduction de Juliet Winters Carpenter.

 

Le thème de ce roman : Est-ce que la personne que vous avez épousée est celle que vous aimiez le plus ?  "Je voulais juste être avec celui que j'aime." "Pourquoi avons-nous dû nous séparer ?" C’est un roman d'amour destiné aux adultes qui ont oublié comment aimer. Makino est un guitariste célèbre et Yoko travaille dans une entreprise de communication. Bien qu'ils s'aiment profondément, ils n'ont jamais été censés « être ensemble ». Où se retrouveront-ils un jour ? Makino et Yoko ont ressenti une forte attirance lors de leur première rencontre. Le problème : Yoko était déjà fiancée. Makino sombre dans une crise musicale, tandis que Yoko souffre d'une maladie qu'elle cache à tout le monde. Finalement, la dissonance entre ces êtres fait que Yoko et Makino commencent à se séparer... telle est cette sublime romance écrite par Keiichiro Hirano, lauréat du prix Akutagawa.

 

Keiichiro Hirano a cru nécessaire d’agrémenter son récit un prologue, dont le seul intitulé ajoute à la distance qu’il instaure avec le récit. Distance ou proximité ? On ne sait trop. Le lecteur est d’emblée plongé dans un entre-deux, dans une pénombre qui renvoie à Tanizaki, dans un questionnement sans fin similaire à celui qui s’opère quand « il y a de l’amour », comme disent les Japonais. Où est l’amour ? Qui aime qui quand je t’aime ? Quelle est la part du désir, de l’écoute, des circonstances, du contexte, du jeu ?

 

Dès les premières lignes, Keiichiro Hirano donne quelques pistes quant au processus créatif qui prélude à la construction de l’histoire d’amour entre Satoshi Makino et Yoko Komine. L’écrivain dévoile – mais le dévoilement est-il un masque ? – qu’il a pris des modèles dans la vraie vie pour figurer ses personnages. Il aurait simplement changé, par discrétion, leurs noms, les organisations au sein desquelles ils évoluent ou la chronologie des évènements.

 

Il admet aussi, et surtout, que s’il avait voulu être parfaitement honnête, il aurait dû faire son apparition dans certaines scènes, mais qu’il n’est pas allé jusque-là. Etrange aveu – du narrateur ou de l’auteur ? – car enfin, soit il estime que sa présence est secondaire dans l’histoire et il s’en est volontairement occulté ; dans ce cas, le dire dans le prologue semble inutile et contre-productif. Soit sa présence est plus importante qu’il ne l’avoue, et alors le lecteur est entraîné dans un questionnement sans fin : Est-il fondamentalement l’homme de cette histoire avec quelques modifications discrètes ? En est-il la femme ? Est-il le mari de la dame ? Nous voilà entraînés, avant même d’avoir lu ce récit, dans une spirale sans fin. Bien sûr, le romancier est partout dans son roman : il en est les personnages, les paysages, les étapes du récit et toute la structure.

 

En apparence, tout est clair. Mais toute explication étant suspecte, puisqu’il s’agit d’un roman, la clarté devient elle-même un voile. C’est par souci de discrétion envers ses amis qu’il aurait changé détails et circonstances, le roman étant focalisé sur leur relation et non sur leurs personnalités. L’intérêt de la fiction : éviter de révéler des secrets intimes ; en révéler d’autres. On le voit, Keiichiro Hirano manie à merveille le paradoxe de l’écrivain. Il souhaite, au démarrage de ce récit, écrire librement sur leurs vies émotionnelles en les présentant comme des personnages de roman.

 

S’il ne nous avait rien dit de tout cela, nous aurions pris son histoire comme une œuvre d’imagination, tout en supposant la part d’emprunt à des proches, des faits divers, des œuvres contemporaines ou l’air du temps : le lot ordinaire du romancier. Les précisions qu’il apporte, et dont on ne sait trop de quel « je » elles procèdent, ajoutent donc à notre trouble.

 

Dans son prologue, Keiichiro Hirano cite la Divine comédie de Dante. L’histoire si moderne de créatures bien de leur époque – un guitariste star, une professionnelle de la communication – pourrait-elle n’être qu’une parabole du « chemin » dans la forêt ?

 

Au milieu du chemin de notre vie, 

je me retrouvai dans une forêt obscure, 

car le droit chemin était perdu.

Ah dire ce qu’elle était cette forêt sauvage, 

âpre et épaisse, est chose dure 

la pensée seule en renouvelle la peur !

Elle était si amère, que la mort ne l’est guère plus ; 

mais pour parler du bien que j’y trouvai, 

je dirai les autres choses qui m’y apparurent.

 

(Dante, L’Enfer, chant I)

 

En procédant ainsi, Keiichiro Hirano plonge immédiatement son lecteur dans une vaste incertitude. D’ordinaire, le roman, comme le film, la fiction dans son ensemble, est une certitude provisoire dans laquelle on bagne avec délectation, pour une fois que l’on sait quelque chose et qu’on le partage avec la salle de cinéma ou avec un ensemble de lecteurs inconnus. Mais Keiichiro ne nous aide pas. Il est un auteur exigeant avec ses lecteurs. Il nous dit, en fait, qu’on ne sait pas, qu’on ne sait jamais, que les personnages ne savent pas qui ils sont, que leurs sentiments leur échappent, que nous naviguons en pleine forêt. Mais une force inconnue nous entraîne dans son sillage, qui est aussi celui de Dante, au cœur de cette forêt mystérieuse où nous espérons, sans trop d’espoir, voir poindre un peu de la lumière divine. Comme le disait saint Augustin : « Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion. »

Keiichiro Hirano, le retour de Dante
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