Le roman de Keiichiro Hirano, At the end of the matinée, immense succès au Japon, sortira en avril 2021 dans sa version anglaise. Le film tiré de ce roman a envahi les écrans japonais en novembre 2019. Un chef-d’œuvre littéraire. Un grand film. Deux œuvres distinctes cependant : l’une ouvre des perspectives infinies, posant des points d’interrogation. L’autre raconte une belle histoire avec talent, ce qui est une autre affaire.
J’ai enfin reçu le DVD du film tiré du roman de Keiichiro Hirano, A la fin de la matinée. Film sorti en novembre 2019, mais pas encore arrivé en Europe, donc intégralement en japonais, sa langue d’origine. J’ai en revanche lu le manuscrit du roman de Keiichiro, qui m’a été envoyé par l’auteur dans sa version anglaise qui doit sortir au printemps 2021.
Le pitch du livre comme du film peut paraître banal. Mais un pitch ne dévoile jamais rien. C’est l’histoire d’un guitariste classique, Satoshi Makino, qui donne des concerts dans le monde entier. Au sommet de sa carrière, il croise la journaliste Yoko Komine, avec qui il noue immédiatement une relation amicale. Lors de leur première rencontre, qui a lieu à Tokyo à l’issue de l’un de ses concerts, ils entament une conversation qui va se dérouler des années durant, mêlant de longs moments de silence à de puissants moments de connexion.
Yoko est séduite par la tendresse de la musique de Satoshi et par la sensibilité du musicien, tandis que Satoshi est intrigué par le raffinement et la force intellectuelle de la jeune femme. Mais ni l’un ni l’autre ne connait assez les choses de l’amour pour s’avérer capable de le sentir poindre tout au cœur de leur être. Ni l’un ni l’autre n'est capable de faire le premier pas vers l’autre. Leur relation va-t-elle perdurer et se développer comme des instruments de musique au cœur d’une symphonie ? Ou au contraire s’éteindre peu à peu, rejoindre le silence des tréfonds et séparer ces êtres que tout rapproche pourtant ?
Le roman de Keiichiro Hirano, un best-seller immédiat au Japon lors de sa sortie, est à l’image de ce monde flottant que l’auteur a développé depuis son premier roman, L’Eclipse, à la fin des années 1990. Un univers de brume où les lignes ne cessent de bouger, de se déplacer, d’apparaître là où elles ne sont pas. Keiichiro Hirano se rêve peut-être en descendant de Mori Ogai ou d’Akutagawa : il est celui de Hokusai et de Hiroshige. Vaporeux comme les nuages qui flottent au-dessus du Fuji-san. Evasif comme la vie elle-même. Il semble qu’il ait été dès l’enfance dans la conscience lucide mais fatale que tout meurt à chaque instant pour renaître au suivant. Rien n’est ce qu’il semble être. Ni le paysage, ni les êtres, ni les sentiments, ni l’observateur, ni le microscope mental avec lequel il analyse et décortique les choses et les êtres. Keiichiro, s’il était occidental, serait Henri Fabre, le célèbre entomologiste. Il vit dans un monde absolu au point qu’il ne voit plus le monde relatif dont le commun des mortels est prisonnier. Mais celui qui est libéré n’est-il pas un alien pour la masse des soumis ?
Le souffle du roman de Keiichiro Hirano, Machine no Owari, est le même qui passait sur L’Eclipse. Keiichiro, au fil des ans et des publications – dont je ne connais que les traductions en langues européennes – a bien sûr affermi son style, épuré son vocabulaire, simplifié ses phrases. Il va plus à l’os, son temps devient plus court, il développe sa conscience du temps qui manquera forcément : sauf quelques cas d’exception, celui qui écrit sait bien qu’il devra faire des choix, qu’il y a toujours plus d’idées de romans que de romans effectifs. L’écriture de Keiichiro peut dérouter le lecteur habitué au roman européen bourgeois du XIXe siècle, où les histoires sont construites comme des demeures solides, destinées à durer et à tenir, à résister aux tempêtes, aux bombardements et aux séismes. Les histoires de Keiichiro sont japonaises avant tout : elles ont la fluidité des habitations constituées de panneaux coulissants. D’un geste de la main, elles changent, ouvrent de nouveaux espaces, en suppriment d’autres, s’adaptent en permanence, fabriquent du vide, séparent sans éloigner, confondent allègrement intérieur et extérieur, confondent le lecteur aussi. Elles séduisent plus aisément, pour le lecteur qui préfère toujours reconnaître à connaître, l’adorateur de Marcel Proust, de James Joyce ou de Virginia Woolf que le passionné de Balzac. Je ne peux pas lire Keiichiro Hirano sans penser aux première lignes de La Cabane de dix pieds carrés, de Kamono Chômei, où l’auteur décrit la rivière, qui reste la même alors qu’elle roule des eaux toujours nouvelles…
Au cinéma, les images ne flottent pas. Elles ont l’exactitude des histoires qu’elles veulent raconter. Si le pitch de l’histoire semble se prêter assez bien à une interprétation cinématographique, il n’en va pas de même des méandres de l’âme dans lesquels Keiichiro se plait à évoluer. Aussi, il y a loin, forcément, du roman au film.
Le film At the end of the matinée, tel que réalisé par l’excellent cinéaste Hiroshi Nishitani, comporte de grandes qualités. Il a il faut dire bénéficié d’un budget généreux, qui a permis le recrutement de comédiens de premier plan, comme Masaharu Fukuyama et Yuriko Ishida dans les deux rôles principaux ; il a aussi donné beaucoup de liberté au tournage, qui a pu se dérouler au Japon, à Paris et à New York. Ces avantages formels ont donné au film toutes les chances de devenir l’un des chefs-d’œuvre du cinéma japonais contemporain.
Satoshi Makino a beau être un brillant guitariste classique qui parcourt le monde et joue dans les meilleures salles de concert, il n’est jamais pleinement satisfait de sa musique, toujours en quête d’une inatteignable perfection. De même que Michel-Ange, dont l’art était admiré par tous les grands hommes de son temps comme par le peuple, estimait avoir raté sa vie, puisqu’il voulait plaire à Dieu, Satoshi Makino n’a jamais l’esprit tranquille. Il est toujours « à côté », comme la couleur, souvent, est décalée sur les gravures trop hâtivement imprimées, donnant à l’image ce flou qui en font le charme évanescent.
Sa personnalité, qui garde toujours un certain mystère, captive le monde et lui confère un certain charisme, bien qu’il ne soit pas à proprement parler un artiste « populaire ». Il compte ses amis sur les doigts d’une main : il y a bien sûr son manager, Sanae, et Keiko, qui représente le label musical avec lequel il est sous contrat. C’est donc lors d’un concert à Tokyo qu’il fait la rencontre de la journaliste Yoko Komine, installée à Paris. Leur attraction est mutuelle et immédiate. Mais la situation est complexe et ambiguë. Car Yoko a un fiancé et n’est pas prête à le quitter. Une série d’attentats ravagent Paris. Yoko est prise dans l’un d’entre eux. Elle parvient à s’en sortir indemne sur le plan physique. Mais elle a perdu un de ses proches amis dans ces circonstances et elle se referme complètement sur elle-même dans les semaines qui suivent, installant une distance nouvelle entre Satoshi et elle. A l’évidence, le traumatisme dont elle souffre n’est pas près de disparaître.
De son côté, Satoshi ne ressent plus le feu sacré pour sa musique. Il perd le sens du contact avec le public. Le désir de monter sur scène l’a quitté. Ses relations avec son mentor se grippent. Tout semble éloigner les deux êtres en apparence faits l’un pour l’autre. Leurs chemins vont finalement se croiser de nouveau : cette fois-ci sera peut-être la bonne… Mais c’est sans compter sur l’influence négative d’une personne proche de Satoshi, qui installe entre le musicien et la journaliste des obstacles élevés.
On pourrait dire que le personnage principale du film, au fond, est la musique classique, omniprésente. Par sa présence, qui diffère du silence dans lequel on peut lire le roman, elle change beaucoup de choses. L’histoire qui nous est racontée perd en effet la fluidité naturelle qui est la marque de Keiichiro Hirano en tant qu’auteur. La musique qui constitue la toile de fond du roman, qui en construit le contexte, s’impose inévitablement dans le film comme un personnage quelque peu encombrant. Mais comment faire autrement ? Le résultat, à certains moments, s’avère prétentieux, exagéré, un peu lourd même, ce qui n’a rien à voir avec le texte de Hirano-san. On perd parfois pied avec l’histoire de cet amour nécessaire et impossible, de cette évidence manquée. Le cinéma, ici, ne rend pas la subtilité des mouvements du cœur. Les obstacles qui surviennent au beau milieu de ce qui apparaît comme un destin amoureux sont amenés avec des sabots qui, sans être gros, ne se situent pas au niveau de l’exigence littéraire de Keiichiro. Le roman de l’auteur japonais n’a rien du mélodrame, pourtant. Mais c’est à un mélodrame que l’on assiste devant l’écran : un mélodrame trop fortement souligné, annoncé, accompagné par la musique. En clair, on serait injuste à dire que le film est faible ou mauvais.
Mais comment faire un chef-d’œuvre cinématographique à partir d’un chef-d’œuvre littéraire ? La hiérarchie des faits semble également un peu déplacée. Ainsi, les attentats, dont les conséquences s’avèrent considérables sur l’état mental de la journaliste, sont traités comme de simples incidents. Ils sont, pourrait-on dire, sous-évalués dans leur intensité comme dans leurs effets. Quant à la musique du guitariste, il en est fait un usage abusif, dont l’objectif est bien évidemment de renforcer le caractère sentimental de l’intrigue. Mais le spectateur n’a pas besoin qu’on lui indique ce qu’il doit ressentir. Keiichiro Hirano n’appuie jamais, dans son style écrit, sur les sentiments. On pourrait même parfois considérer ses romans comme un peu froids, comme s’il n’osait pas mettre le pied dans la cocotte-minute de ses émotions, de crainte de ne plus rien maîtriser. C’est le contraire dans ce film, qu’il serait injuste de qualifier de racoleur et qui comporte de grandes qualités, mais qui est en décalage complet, dans la forme, avec l’œuvre dont il s’inspire.
Sans doute celui qui voit le film sans connaître le roman de Keiichiro Hirano ne sera-t-il pas sensible à ces réserves. D’autant qu’il comporte bien des qualités formelles. Tout d’abord, le jeu des deux principaux acteurs est tout à fait convaincant. L’un comme l’autre sont de grands professionnels, qui plus est parfaitement dirigés, et ils donnent dans ce long métrage la meilleure mesure de leur talent. Masaharu Fukuyama dans le rôle de Makino et Yuriko Ishida dans celui de Yoko réalisent chacun une performance exceptionnelle. Leur charisme crève l’écran en de multiples moments, leur symbiose semble totale ; c’est à l’œuvre au noir que constitue toute relation amoureuse que nous assistons. L’émotion des images est d’une force exceptionnelle. C’est justement parce que le film est par bien des aspects excellent que le surlignage musical nous parait souvent superflu. La scène centrale du film, celle qui se déroule dans un café, atteint de véritables sommets.
On peut dire la même chose des seconds rôles, notamment de Yuki Sakarai dans celui de Sanae : cette dernière traduit avec un grand talent son combat intérieur à travers une attitude faussement détachée. Yuka Itaya fait aussi preuve d’une grande force de conviction dans le rôle de Keiko.
On regarde le film tiré de l’œuvre de Keiichiro Hirano avec beaucoup de plaisir. L’image est belle. Le fond sonore aussi. Les acteurs jouent leurs rôles à merveille. Les quartiers de Tokyo, de Paris ou de New York sont filmés avec un sens pointu de l’esthétisme. Le film n’est pas sans comporter certaines longueurs. Mais il y a une différence entre le caractère infini du roman de Keiichiro, cet infini des êtres que l’on ne connait jamais, même après une vie en commun, et le caractère fini du cinéma, qui se borne à raconter des histoires. Pour ma part, j’ai lu le roman de Keiichiro Hirano comme une somme de questions sans réponse, comme on parcourt sa propre vie pour approcher de la mort alors qu’on n’a rien compris. J’ai vu le film qui, fondé sur le même pitch, se déroule du début vers sa fin, racontant une belle histoire émouvante. Deux objets séparés. Mais l’amour des auteurs est souvent exclusif.