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15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 19:12

De nombreux penseurs se sont penchés sur le phénomène qui consiste à manier le langage dans le seul but de servir des intérêts privés, quitte à élever le mensonge au rang de pratique respectable. Deux auteurs américains, John Stauber et Sheldon Rampton, ont notamment publié conjointement divers ouvrages documentant les multiples stratégies permettant de duper l’opinion publique, d’orienter débats et discussions, d’occulter certains faits ou d’en minorer (ou d’en exagérer) la portée. Leurs enquêtes d’investigation débouchent sur la découverte d'une "industrie du mensonge" que constitue l’alliance relation publique, médias et publicité. Stauber et Rampton savent de quoi ils parlent : depuis dix ans déjà, ils animent PR Watch, une des rares ONG au monde à suivre de près les agissements du secteur PR (Public Relations) aux États-Unis. Jamais ses stratégies et son cynisme institutionnalisé n’avaient été mis à jour avec autant de clarté et de détails.

Se posant la question de savoir si leurs conclusions s'appliquaient également à l'Europe, un philosophe et journaliste d'investigation français, Roger Lenglet, a démontré que l'industrie du mensonge n'était pas une exclusivité américaine, mais était également florissante en Europe. Les relations publiques sont ainsi devenues un moyen de communication à part entière, une industrie conçue pour modifier notre perception de la réalité, la remodeler et fabriquer du consensus au service de ceux qui tiennent à garder leur pouvoir.

Duper l’opinion et plier les autorités aux intérêts des grands groupes industriels est un métier qui porte un nom : le lobbying, terme anglais signifiant "groupe de pression". Les lobbyistes utilisent des procédés pour nous vanter aussi bien les vertus du tabac ou du nucléaire que celles des OGM ou de la guerre. On peut définir le lobbying, dont l'ampleur ne cesse de croître, comme étant  l’ "art des pratiques d’influence appliqué à la décision politique". Un art du secret recourant à des procédés inavouables et qui donne au mensonge une place sans précédent dans nos sociétés.

"Boissons fortes, blondes plantureuses et bakchichs généreux". C’était au temps du lobbying "à la papa", lorsque la fameuse stratégie des "trois B" était la référence absolue des lobbyistes américains pour "convaincre" leurs interlocuteurs. Aujourd’hui, le métier est devenu une véritable industrie lourde.

Véritables propagandistes de l’industrie, les agences de relations publiques vendent différents services, de la communication d’entreprise au conseil stratégique, en passant par le lobbying sous toutes ses formes. Né aux États-Unis au début du XXe siècle, le secteur des PR est aujourd’hui devenu une industrie florissante et mondialisée qui, en 2002, pesait plus de 5,4 milliards de dollars. De Nike à Monsanto, de MacDo à DHL, toutes les grandes multinationales y ont désormais recours.

Mensonge par omission, espionnage, neutralisation "proactive" d’opposants, "location" ou "achat" d’experts "neutres" pour défendre des intérêts particuliers, livraison de reportages clé sur porte aux médias, etc. : tous les moyens sont bons pour soigner l’image d’une entreprise – ou d’un État –, désamorcer la contestation ou obtenir de nouveaux marchés.

Un exemple récent illustre l'action du lobbying lors du dernier sommet de Copenhague sur les changements climatiques. Les sbires des lobbys du pétrole, des agro-carburants, du nucléaire et de bien d'autres industries ont finalement agi de façon efficace sur l'opinion de certains élus politiques et portent donc une lourde responsabilité dans le capotage de ce sommet.

Autre exemple classique aux Etats-Unis où cette pratique est routinière : un livre s’apprête à révéler que les aliments produits contiennent des substances cancérigènes. Les industriels de l’agro-alimentaire en attrapent un coup de sang et contactent aussitôt un cabinet de "conseil stratégique en marketing alimentaire", lequel organise séance tenante le dénigrement de l’auteur. Il casse sa crédibilité professionnelle, envoie des courriers bien placés – jusqu’à la Maison-Blanche, fait pression pour que le scientifique qui a rédigé la préface retire sa signature, etc. Résultat : le bouquin n’intéresse personne, ni les journalistes ni les réseaux des libraires. Et le public ne sait pas que ce livre existe et encore moins que les aliments sont cancérigènes.

Trouver un nom sympathique pour des produits malsains leur donne bonne figure. Prenons le problème des boues d'épuration qui, on le sait, contiennent des substances toxiques. Elles sont fréquemment utilisées en épandage dans les champs agricoles pour s’en débarrasser à bon compte sans s’interroger sur la contamination des légumes qui vont y pousser. Dans certains pays, comme aux Etats-Unis, les lobbyistes ont susurré dans l'oreille complaisante des multinationales du traitement des eaux usées de compresser les boues récoltées pour leur donner la forme de petites galettes et de les renommer "nutrigalettes" car elles contiennent effectivement, en plus des dangereux métaux lourds, des résidus organiques qui ont des propriétés d’engrais.

L’objectif est clairement de permettre à ces multinationales de se débarrasser des boues encombrantes en réduisant les phénomènes de résistance dans la population. L'appellation boues d'épuration, trop honnête à leurs yeux, rappelant trop la véritable nature du produit, c'est-à-dire les pollutions dont l’eau a été débarrassée, est avantageusement remplacée par le nom nutrigalettes, coupant ainsi le lien entre l’origine et le produit final. Le nouveau nom permet donc de rassurer l’opinion, d’endormir la conscience du citoyen et sa faculté d’indignation face à un produit de cette nature répandu parmi les légumes qu’il va manger.

Il est des questions dérangeantes. Comment la firme Nestlé, par exemple, est-elle parvenue à tuer de l’intérieur une campagne contre le lait en poudre pour les bébés du Tiers-Monde. Ou pourquoi la présidente de l’Association des mères contre la conduite en état d’ivresse a-t-elle été embauchée par une association de producteurs d’alcool opposée à des lois favorables aux alcootests ?

Plus fort encore, certaines sociétés de relations publiques montent des associations bidon. Comme l’Alliance nationale des fumeurs (3 millions d’adhérents), financée par le lobby du tabac, et censée défendre la liberté de s’empoisonner. Ou comme la Coalition pour la liberté de choix en matière d’assurance-santé, une émanation des compagnies d’assurance privée et du lobby pharmaceutique chargée, en son temps, de tuer dans l’œuf la réforme santé de Clinton et qui a récidivé récemment contre Obama.  

On le devine, l’objectif suprême d’un industriel – ou d’un politique – est de pouvoir contrôler directement l’information produite par les journalistes. Rien de plus facile aujourd’hui avec les "kits de reportage" : des milliers de sujets, réalisés par différents lobbys, livrés gratuitement aux chefs des télés. Et ça marche ! Par flemme, par conviction ou pour réduire les coûts, beaucoup acceptent de publier régulièrement tout ou partie de ces publi-reportages maquillés. Une méthode qui devrait toutefois faire sourire Bouygues, Dassault et Lagardère. Eux ont préféré acheter carrément les trois quarts des médias français.

Face aux entreprises, le citoyen-consommateur détient pourtant un énorme pouvoir qu'il soupçonne hélas à peine, celui de choisir de consommer ou non tel ou tel produit. Mais c'est sans compter sur les industriels, trop conscients que ce choix est "trop dangereux" pour être laissé au seul bon vouloir du citoyen. La parade a donc été organisée pour "guider" les choix des citoyens par le biais d'agences de lobbying adéquates priées de jouer le rôle de conseiller "éclairé" afin de fournir les explications circonstanciées sur ces sujets trop complexes que sont le nucléaire, le tabac, les OGM, la santé, etc.

Désormais, les agences de lobbying sont au service des centrales nucléaires, de l’industrie agroalimentaire, des fabricants de pesticides, de l'industrie du tabac, du lobby pétrolier, de l'industrie automobile, etc., qui dépensent chaque année des milliards de dollars en rémunération des services rendus par les propagandistes se dévouant à la "fabrication du consensus".  Elles sont partout où le combat peut efficacement être mené et bien peu de gens savent jusqu'où elles sont capables de s'infiltrer !

Voici quelques chiffres pour éclairer votre lanterne.

Selon le commissaire chargé des affaires administratives, de l'audit et de la lutte anti-fraude, Siim Kallas, "on compte actuellement environ 15 000 lobbyistes à Bruxelles (consultants, avocats, associations professionnelles, entreprises, ONG) qui tentent d'influencer les fonctionnaires de la Commission et les députés européens".

Près de 2.600 groupes d'intérêts spéciaux ont un bureau permanent à Bruxelles et génèrent entre 60 et 90 millions d'euros de recettes par an.

En clair, la très grande majorité (pour ne pas dire la totalité) des décisions prises par les commissaires ou les députés sont dictées ou livrées clés en main par les entreprises ou groupes de pressions.

Mais qu'en pensent nos chers élus ?

L’eurodéputé finlandais, Alexander Stubb, auteur d'un rapport sur le lobbying, n’en fait pas mystère et affirme que "les lobbyistes jouent un rôle essentiel dans le travail effectué par les eurodéputés et que le processus de prise de décisions politiques que ceux-ci mènent serait très médiocre sans leur contribution". Il  ajoute que ce rapport assure une égalité de traitement des lobbyistes et améliore la transparence.

Dans le Livre vert de la commission européenne (2006), on peut lire ceci :

« Aux fins du présent livre vert, on entend par "lobbying" toutes les activités qui visent à influer sur l’élaboration des politiques et les processus décisionnels des institutions européennes. »

« Le lobbying est une activité légitime dans le cadre d’un système démocratique. »

« Les lobbyistes peuvent contribuer à attirer l’attention des institutions européennes sur des questions importantes. Dans certains cas, la Communauté offre un soutien financier, afin de veiller à ce que les opinions de certains groupes d’intérêt puissent être exprimées de façon satisfaisante au niveau européen (les intérêts des consommateurs, des citoyens souffrant de handicap, des intérêts écologiques, etc..). »

Hum ! Le parlement européen ? J'en donnerais bien la définition suivante : Une simple chambre d’enregistrement des demandes lobbyistes.

Au moins, nous sommes rassurés par la qualité des élus qui sont en charge des affaires de l’Union !!! Et on continue à vouloir nous faire croire à la démocratie européenne. Un mensonge de plus !

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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 04:26
Christian Soleil par Olivier Radix
Christian Soleil par Olivier Radix
Mercredi 8 août 2001. Tottenham Hale, Cheshunt, Broxbourne, Harlow Town, Bishops Stortford, Stansted Mountfitchet, Eisenham, Newport, Audley End, Great Chesterford, Whittelsford, Shellford, Cambridge. Le ciel bleu est parcouru de nuages blancs et le train fend l’air frais du matin. J’ai terminé avant de partir, plus tôt que prévu, la relecture et les corrections du livre sur Hervé Guibert. Je souhaite juste reprendre les dernières lignes de la postface.
 
Arrivée à Cambridge. Café au buffet de la gare. Nous remontons Hills Road et Regent Street jusqu’au centre ville. A l’office du tourisme, une jeune fille nous réserve une double bedroom dans une guesthouse de Warkworth Terrace : Warkworth House. Pour s’y rendre, on s’éloigne à peine du centre, on traverse une immense pelouse baptisée Parker’s Piece. Notre hôtesse est une anglaise entre deux âges, tonique, chaleureuse, efficace.
 
Grantchester est un petit village situé à deux miles à peine de Cambridge. Pour s’y rendre, il suffit de longer la rivière Cam vers le sud. On peut aussi s’y rendre par la route, ou encore, c’est plus pittoresque, louer une de ces barques que l’on mène ensuite à la rame ou en poussant sur le lit de la rivière avec un de ces grands bâtons qu’on voit aux gondoles vénitiennes. Un sentier serpente à travers les prairies, les bocages et l’ombre des vergers, tantôt étroit, tantôt s’élargissant, tantôt sinueux, tantôt tranchant à travers les herbes. Le vent y souffle souvent fort mais une haie généreuse protège le promeneur des tempêtes de l’été anglais. Vous y croisez des gens qui vous saluent avec un sourire. Des odeurs d’herbes, de fleurs, de terre, quelquefois de pluie montent du sol. L’été on cueille des mûres, des groseilles et des baies. Des canetons voguent sur la surface tranquille de la rivière Cam, sortent parfois de l’eau en colonie, s’ébrouent, passent leur chemin non sans une certaine arrogance, sauf les plus petits qui paniquent et pressent le pas à l’approche de toute silhouette humaine ou animale.
 
A l’entrée dans Grantchester, le sentier se faufile entre une bâtisse rurale du XIXe siècle et une auberge appelée The Green Man, qui déploie sa terrasse de tables en bois à l’ombre de ses pommiers et de ses noyers centenaires. La première image que donne Grantchester est celle d’un lieu qui n’aurait jamais changé, qui resterait aujourd’hui tel que Rupert Brooke le connut, l’habita et le chanta dans ses poèmes nostalgiques et un brin chauvins...
 
«I only know that you may lie
Day long and watch the Cambridge sky,
And, flower-lulled in sleepy grass,
Hear the cool lapse of hours pass,
Until the centuries blend and blur
In Grantchester, in Grantchester...»
 
Le sentier vient mourir sur Mill Way, une route sinueuse qui se faufile entre les cottages, les fermes réhabilitées en résidences secondaires par des londoniens (forcément) aisés, les maisons à toits de chaume, les pubs et les auberges aux noms pittoresques : Blue Bell, The Green Man, The Red Lion, The Rupert Brooke. Car la postérité du poète a aussi, depuis 1970, insvesti une auberge -- l’ancienne The Rose and Crown --, une bâtisse vieille de trois siècles, à la façade couvert de fleurs et dont les salles intérieures, à la décoration lambrissée, très traditionnelle, regorgent de photos encadrées du jeune poète mort à la guerre de 1914-1918, avec ses amis du Grantchester Group, dont la plupart des membres allaient quelques mois plus tard intégrer le mouvement des Fabiens, et pour certains d’entre eux faire partie du groupe Bloomsbury autour de Virginia Woolf.
 
Au centre du village, l’église médiévale dresse sa silhouette trapue au-dessus du grand virage de Mill Way. Elle domine une grande pelouse ceinte par un mur de deux mètres de haut et plantée de tombes éparses, la plupart très anciennes. L’entrée de l’enceinte est marquée par un élégant monument à la gloire des morts de la première guerre mondiale recensés à Grantchester. Rupert Brooke y figure en bonne place, avec quinze de ses camarades moins renommés.
 
L’église ne date pas d’une seule période. Comme la plupart des églises anglaises, elle a subi de nombreuses modifications au cours des siècles, et l’essentiel de son histoire apparaît dans ses structures mêmes. De l’époque normande au XIXe siècle, ce sont à peu près tous les styles qui sont représentés, donnant au visiteur le sentiment ambigu que certes le temps passe, mais que rien ne disparaît vraiment puisqu’il en reste la trace. Les aiguilles de l’horloge repassent chaque jour sur trois heures moins le quart en souvenir de Brooke :
 
«... Oh ! yet
Stands the Church clock at te to three ?
Ans is there honey still for tea ?
 
Quelques mètres plus bas, sur la gauche, immédiatement après un nouveau virage, on passe une barrière métallique et on se retrouve dans un vaste verger célèbre dans le monde entier : The Orchard. Pour le promeneur qui arrive à Grantchester, prendre le thé à The Orchard fait partie des traditions établies. Tout a commencé en fait par un beau jour de 1898. Mrs. Stevenson, la propriétaire des lieux, logeait dans sa maison quelques étudiants de King’s College et d’autres écoles prestigieuses de Cambridge. Ces jeunes gens lui demandèrent si elle pouvait leur servir le thé à l’ombre des noyers de son jardin. C’est ainsi que fut lancé le Tea Garden. L’entreprise connut un succès croissant. Très vite, Mrs. Stevenson et ses assistants, qu’elle rémunérait à l’époque 25 pence par semaine, furent occupés à servir les clients de l’aube jusqu’au soir. Le miel pour le thé était fourni par des ruches voisines. Mais il n’y avait bien sûr pas que le thé. Après les fameux May Balls, ou bals de mai, qui marquaient la fin de la période universitaire d’été, les jeunes gens venaient en barque depuis Cambridge pour prendre leur petit-déjeuner à The Orchard.
 
Les repas y sont actuellement toujours servis d’une manière très proche de ce qu’elle pouvait être. La tradition s’est maintenue dans toute son authenticité. Les rejetons des meilleures familles britanniques hésitent toujours entre miel et confiture, et des couples chavirés, aux pieds endoloris, débarquent encore dans des tenues élégantes mais froissées pour les May Ball Breakfasts, qui restent un must local.
 
Mrs. Stevenson a été la première logeuse de Rupert Brooke quand il est arrivé à Cambridge après avoir quitté son Rugby natal. Le jeune étudiant de King’s College allait bientôt rayonner sur la ville dans les domaines de la poésie, du journalisme et de la politique. Toutes ses obligations lui menaient la vie dure, et Grantchester symbolisait face à ses engagements toujours plus nombreux et souvent presque boulimiques un havre de paix et de sérénité. Il logeait dans la chambre la plus proche de la route, et il tomba tout de suite amoureux du village : «Je suis dans une petite maison, écrit-il, une sorte de cottage, dirigée par une adorable vieille dame rondelette et marquée par le temps. Pour la tranquillité des lieux cependant, cela ne devait guère durer. Les amis de Rupert Brooke venaient de plus en plus fréquemment le rejoindre pour dîner et partager des conversations grandiloquentes et intellectuelles. Les clichés de l’époque aux contours quelque peu brunis montrent les silhouettes des Cornfords, Darwins, Oliviers, Raverats et Ka Cox, mais aussi Virginia Woolf, Lytton Strachey, E.M. Forster et Edward Thomas, sans oublier les frères Keynes, Geoffrey et John Maynard. Au bout de deux ans des «gens horribles» s’installèrent. Rupert Brooke investit alors The Old Vicarage, la maison d’à côté. Il continua d’y mener une vie idyllique : «Je me baigne tous les matins et quelquefois au clair de lune, je me fais amener mes repas (principalement des fruits) dehors, et je me réjouis de la longueur des jours.»
 
Dans la maison d’à côté, un jeune garçon demanda à son père pourquoi le jeune monsieur portait des cheveux longs : «Parce que c’est un poète.»
 
Rupetr Brooke ne devait jamais oublier The Orchard, ni le passage, quelques mètres plus bas, de la rivière :
 
«... The chestnuts shade, in reverend dream,
The yet unacademic stream...»
 
Au milieu du verger, le pavillon de bois où Rupert Brooke se réfugiait avec ses amis pour échapper aux terribles et interminables averses de l’été anglais se dresse toujours et conserve la même destination pour les clients de The Orchard. Nous prenons un thé dans cette construction de bois qui a l’air plus fragile qu’elle ne doit l’être en réalité. Puis nous sortons du verger par la barrière du fond, qui donne sur Mill Way, et poursuivons notre chemin jusqu’à la demeure qui jouxte immédiatement l’ancienne propriété de Mrs. Stevenson : The Old Vicarage. Cette maison fut la demeure «officielle» du vicaire du village jusqu’au milieu du XIXe siècle, où un le nouveau représentant de l’Eglise allait la trouver «trop petite et dans un très mauvais état.» Vendue alors à Samuel Page Widnall, elle vit son jardin aménagé de la manière qui devait tant enchanter Rupert Brooke. Widnall y donna des conférences sur l’histoire naturelle et les antiquités, il y prit ses premières photographies dès 1854, il y fabriqua une sorte de téléphone primitif et y bâtit même des productions théâtrales, et il écrivit sa fameuse Histoire de Grantchester, illustrée de ses propres photos et gravures et imprimée en 1875 entièrement par ses propres soins pour récolter des fonds destinés à la rénovation de l’église. En outre, ses maquettes du moulin et de l’église de Grantchester nous permettent aujourd’hui de retrouver l’état d’alors de constructions disparue ou modifiée.
 
Rupert Brooke s’installa à The Old Vicarage des années après la mort de Widnall. Son séjour y fut de courte durée puisqu’il resta moins d’un an, mais le charme du jardin romantique devait faire son oeuvre. Les noyers, la proximité de la rivière, le soleil d’été filtrant à travers les feuillages... des images qu’il n’oubliera jamais :
 
«... there the chestnuts, summer through,
Beside the river make for you
A tunnel of green gloom and sleep
Deeply above ; and green and deep
The stream mysterious glides beneath,
Green as a dream and deep as death.»
 
Rupert y étudie, il se baigne -- souvent nu et parfois avec Virgina Woolf dans la rivière ou dans l’étang du moulin plus connu sous le nom de Byron’s Pond parce que Byron lui aussi fut inspiré par Grantchester, il pédale quelquefois jusqu’aux villages voisins avec des pamphlets politiques pour Béatrice et Sydney Webb, et bien sûr il se réunit avec ses amis.
 
Les voyages à l’étranger et bientôt la guerre devaient l’en arracher, mais même à distance il continuait d’être préoccupé par l’avenir de The Old Vicarage. Il envisageait de racheter la demeure à son propriétaire après la guerre. Au bout du compte ce fut sa mère qui, ayant perdu ses trois fils, acquit la maison et l’offrit au proche ami de Rupert, Dudley Ward. La famille Ward y demeura jusqu’en 1979.
 
Je fais quelques photos de la maison, puis nous descendons vers l’étang du moulin, The Mill Pond ou Byron’s Pond, avant de rentrer par le sentier qui longe la rivière, accompagnés d’un beau soleil qui rend perceptibles les nuances de vert des peupliers, des platanes, des noyers, des prairies.
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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 04:24

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Londres, capitale du Royaume Uni ? On en douterait bien vite, à voir cette ville de tolérance et de prospérité dans un pays aux règles parfois désuètes et fâcheuses, où la pauvreté rampante héritée de l’ère thatcherienne contredit le dogme du libéralisme absolu comme d’une méthode de conquête du bonheur pour tous. Londres, ville paradoxale, plutôt. Londres l’affranchie, depuis toujours, dont les règles échappent à celles de son pays parce qu’il faut bien que les entreprenants entreprennent. Londres ville de liberté, de toutes les libertés. Londres où se côtoient les ethnies, les religions, les sexualités, la tradition et la modernité, le baroque et le gothique. Londres où les traditions musicales s’empilent. Londres où l’art contemporain éclate dans chaque quartier, dans les musées bien sûr, comme c’est le cas partout, mais surtout dans les cours, au détour des ruelles, au tréfond des impasses. Londres comme une fuite en avant, un pied-de-nez au temps qui passe. Londres l’intenable, la folle course en avant, la roue impitoyable de l’existence qui broie ceux qui ne sont pas à la hauteur : capitale de la finance, des boîtes de nuit, de la pop, de la techno, de l’ecstasy et des sexualités marginales. Londres la paisible et Londres la tranquille : univers de parcs et de squares où le silence s’impose comme dans un jardin zen planté au milieu du tumulte. Londres, en bref, ville de l’aventure, où tout est possible, le meilleur comme le pire, ville donc de la jeunesse qui n’a pas d’âge, ville du risque et du succès, ville énergétique et positive, dont la Tamise semble laver de toute éternité les souffrances et les douleurs pour les rejeter plus loin, dans la mer du Nord, vers un ailleurs qui n’est plus Londres et qui importe peu, puisque Londres est un être en soi, un organisme qui vit sa vie propre, qui se suffit à lui-même, qui peut-être tourne à vide, tourne en rond, mais dans des cercles concentriques qui s’élargissent et donnent une idée de l’infini. Londres l’inachevée, Londres en perpétuel devenir, Londres vivante comme une bête, chaude et sensuelle, violente et offerte, tendre et mordante.

 

Au premier jour, il y a Big Ben. La grande tour que l’on connaît contient la cloche qui lui donne improprement son nom, et qui lui vient d’un bon gros Prime Minister qu’on a un peu oublié. Tant pis. Il reste forcément une trace de tout ce qui a vécu dans Londres. Rien ne se perd et rien ne se crée. Chaque individu, chaque londonien, n’est qu’une cellule, mais une cellule à part entière du gigantesque organisme, et ses actes contribuent à modeler la ville. Etonnant, d’ailleurs, le londonien : il vient d’ici ou d’ailleurs, du Royaume Uni, de Hollande, d’Allemagne, de France, d’Italie, de l’Europe centrale, du Maghreb, des pays arabes, du Moyen-Orient, d’Inde, du Pakistan, du Tibet, de Chine, du Japon, des States, bref il vient de n’importe où. Il n’en est pas moins londonien, d’âme, dans les deux jours qui suivent son installation. Car Londres n’a pas de frontière. Et, de fait, elle élargit ses bases comme son champ de vision d’année en année. Voilà une cité, un groupe, une population qui ne craint pas l’étranger parce qu’elle s’en imprègne, qu’elle s’en enrichit, parce qu’elle est multiple avant tout. Cette diversité fait son unicité. Cette richesse est son identité. Sa fuite en avant tourne en spirale autour d’un centre. Et ce centre, géographiquement et affectivement, c’est Big Ben. Il n’est qu’à entendre les coups que frappe la fameuse cloche, chaque demi-heure, et qui résonnent sur la cité, comme pour rappeler à l’ordre le temps, ce grand sculpteur...

 

Le temps. Voilà bien le coeur de l’identité londonienne. Tout tourne ici autour du temps. Des temps, serait plus juste. Temps de la tradition et temps de la modernité, nous l’avons dit. Temps qui passe dans les artères hyperactives alimentées par les taxis noirs et les bus à impériale, temps qui s’arrête sous les feuillages de Hyde Park, Regent’s Park et Saint-James’s Park, aux terrasses de Covent Garden ou qui s’éternise dans les cabarets de Soho. Le temps, c’est aussi celui qu’il fait, qui rythme la vie et les conversations. Climat océanique oblige, le temps de Londres est mouvant, comme la ville et ses gens, instable si l’on veut. Disons que l’immobilité n’est pas d’ici. Certes, la réputation de Londres en France résulte souvent d’un vieux racisme primaire contre un peuple si proche et tellement opposé à nous sur le plan culturel. Mais non, il ne pleut pas toujours à Londres, et ceux qui rêvent de coupe-gorges sortis des bons vieux romans de Conan Doyle, ou de rencontres inopinées dans le fog avec Jack l’Eventreur en seront pour leurs frais. Moins de brouillard à Soho que dans le Marais : de toute façon, la révolution industrielle du XIXe siècle est dépassée. Les années Thatcher ont fini d’achever une industrie déjà moribonde. Place aux services et à la finance ! La pollution industrielle est donc réduite à sa plus simple expression. Quand à la brume née de la Tamise, des barrages en ont eu raison. Londres, au demeurant, est plutôt une ville de soleil, de soleils devrait-on dire, tant l’astre du jour semble ici se travestir comme un travelo de chez Madame Jojo, l’illustre cabaret de Brewer Street, passant en un instant de l’éclat le plus torride à la frilosité d’un petit matin de printemps.

 

Non, c’est bien clair, on ne saurait donner de leçons à Londres au chapitre du temps. D’ailleurs, c’est elle qui nous le dispense, ce temps, sublime et terrifiante invention des hommes, par la grâce du méridien de Greenwich (prononcez Grinitche), lequel engendra le Temps universel (UT), lequel engendra subsidiairement le fameux carillon de Big Ben. On y revient. Si vous souhaitez remettre un peu d’ordre dans vos idées sur l’espace-temps, allez donc vous payer une visite au Royal Observatory de Greenwich, justement, créé en 1675 par Charles II, qui souhaitait assurer des repères à ses capitaines au long cours. Son décret n’allouait que 500 livres au projet, confié au meilleur architecte de l’époque, Christopher Wren, qui, la même année, commença de construire St Paul’s Cathedral. La Couronne dut, malgré tout, supporter un dépassement de 20 livres et 9 shillings ! Juchée sur une éminence du sud-est de Londres, ce qui la rapprochait du ciel de quelques dizaines de mètres, la bâtisse est devenue un musée où l’on peut notamment voir une surprenante salle octogonale conçue pour loger des téléscopes, une riche collection d’astrolabes, de quadrants et de sextants parmi d’autres instruments de mesure et, saisissant de vérité avec ses ouvrages savants et ses canapés fatigués, l’appartement de John Flamsteed (1646-1719), qui fut là-bas at home durant quarante-trois ans. C’est lui qui inaugura la longue lignée d’astronomes royaux qui perdure encore aujourd’hui. Une plaque précise d’ailleurs que ce lieu est le «centre du temps et de l’espace», autant dire le nombril du monde. Classé, c’est bien logique, patrimoine de l’humanité : le méridien d’origine, celui qui détermine la longitude zéro, y est en effet tracé, et comment résister à la tentation de se tenir debout dessus, un pied à l’est, l’autre à l’ouest ? Pas même la peine de faire le grand écart.

 

Ce méridien, c’est une fierté locale. Normal. Bien qu’en toute logique, il aurait bien pu passer n’importe où, puisqu’il est aussi virtuel que le passage d’un millénaire à l’autre, la naissance du Christ ou les imprécations de Tony Blair. Mais bon, ce furent les anglais qui emportèrent le morceau. Aussi cette heure GMT (Greenwich Mean Time) est-elle un peu leur chose et leur donne-t-elle quelque titre à se considérer comme les maîtres du temps. D’où sans doute l’ampleur sans précédent des cérémonies du passage à l’an 2000 organisées à Londres. Le clou de celles-ci devaient être le Dôme du Millennium, évidemment situé à deux pas de Greenwich. L’allure générale de bâtiment est celle d’une gigantesque soucoupe volante de couleur blanche : 1 kilomètre de circonférence, 80000 mètres carrés de surface au sol. Monumental, quoi. Pour situer, disons que le Dôme pourrait sans problème contenir la pyramide de Kheops, autre défi au temps, ou la tour Eiffel, en position couchée. Ceci dit, il ne faudrait pas croire que Londres a attendu l’orée du XXIe siècle pour faire les paris les plus fous sur le futur. Au pays de l’understatement (la litote), on ne craint jamais de verser dans le too much. Les londoniens n’ignorent pas que l’audace consiste à savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Ils forment donc un peuple, car oui, il existe bien un peuple de Londres, vibrant, virbrionnant, constamment en avance d’une mode. Londres nous étonne toujours par sa hardiesse et son alacrité. A quoi il convient d’ajouter un humour omniprésent qui, n’en déplaise aux amateurs de cricket, est à coup sûr le premier sport national britannique.

 

La Mecque de Londres, le lieu qui symbolise à coup sûr le mieux l’état d’esprit de la cité, c’est l’univers tentant mais financièrement impitoyable pour les bourses, de la maison Harrods. Il n’est qu’à voir les étalages de fruits exotiques venus des contrées les plus lointaines du Commonwealth, qui sont une métaphore de cette ville multiethnique où chacun semble vivre à sa guise : tel gargotier indien, par exemple, en prenant à son aise avec l’orthographe, pour se mettre à l’enseigne d’un Kwality Tandoori. L’architecte John Nash avait autrefois édifié The Quadrant, qui prolonge Regent Street, pour séparer le beau monde de Mayfair de la plèbe de Soho. Certes, Mayfair, Knightsbridge, Belgravia, Chelsea ou South Kensington restent les quartiers de la «haute», mais ailleurs, là où vont bon train les rénovations d’entrepôts, les jeunes cadres prospères ne dédaignent pas d’habiter à proximité des HLM, et quelques-uns des restaurants les plus courus de sir Terence Conran se trouvent, du côté de Butler’s Wharf, dans un secteur des bords de la Tamise en partie occupé par des chômeurs.

 

Il n’est que d’aller à Covent Garden pour juger des bigarrures de la population londonienne et prendre la mesure de sa fantaisie. C’est une sorte de grande scène à ciel ouvert que se partagent des bateleurs en tout genre, le premier Punch and Judy (marionnettes) d’Angleterre y restant le rendez-vous des enfants, qui viennent là, parfois, grimés à outrance. Que dire alors de ces filles aux paupières jaune canari et qui ont l’embarras du choix entre les 99 teintes de la palette de Mary Quant pour se faire des ongles pailletés, pointillés, zébrés ou piquetés d’étoiles ? Quant aux jeunes gens ayant opté pour le style gothic (ultime avatar du punk et du grunge), ils ne lésinent pas sur le piercing et les tatouages. Mais qu’ils décident un beau jour de se présenter à un entretien d’embauche, c’est aux frais du gouvernement qu’ils se feront couper les cheveux et reprendront un aspect «normal». Merveilleux pays où les excès parviennent toujours à sécréter leurs antidotes !

 

Dans les files d’attente qui se pressent à l’entrée des boîtes, n’importe quel soir de la semaine, que ce soit dans Charing Cross Road, en face de la tour de Centre Point, sous les arcades de Charing Cross ou du côté de Kensington, vous croisez aussi bien des messieurs très convenables, si l’on considère que l’habit fait le moine, des jeunes gens au regard évaporé dont le moindre orifice que les dieux leur ont donné est annoncé par des rangées d’anneaux métalliques, des travelos plutôt cool, des drag-queens hystériques ou l’inverse, des gogos boys demi-nus tout droit sortis d’une production hollywoodienne des années cinquante, genre Ben Hur, des éphèbes effarouchés qui viennent de s’enfuir d’un album de Pierre et Gilles, des punks traditionnels, des barbus façon Village People, le ministre de l’éducation nationale espagnol, un prostitué d’Aix-en-provence, ou encore un vieux pianiste de jazz qui vous interprétera toute la soirée des morceaux de Piaf et d’Aznavour dans un cabaret somptueux, pour la simple beauté d’un hommage rendu à la France. Il vous invitera, si vous avez un peu de chance, à prendre place à bord de sa Rolls pour un petit-déjeuner au Hilton de Hyde Park. Bon, certes, il n’est que cinq heures du matin et le restaurant ouvre à six heures. Peu vous chaut. Le personnel se mettra néanmoins à votre service et vous dégusterez, moins de dix minutes plus tard, du bacon et des sausages arrosés d’un breakfast tea tout droit venu de l’Inde. Pendant ce temps, le chauffeur, dans la Rolls, somnole sur les pages d’un Daily Express encore chaud.

 

A moins que vous ne fassiez, sur les hauteurs de Roof Gardens, une boîte à la mode perchée sur le toit d’un grand magasin de Kensington, la rencontre de votre nuit. Imaginez une ravissante créature asiatique, douce et sensuelle, venue étudier dans la capitale britannique, et qui vous entraîne dans un de ces flats d’Islington aménagés dans d’anciennes demeures victoriennes. Vous voilà allongé sur un lit japonais, dans un univers peuplé de fontaines qui glougloutent, d’encens qui encense et de Bouddhas qui boudent. Ne boudez pas votre plaisir, ce n’est pas encore le nirvana, mais Londres pourrait bien vous y conduire tout droit.

 

La nuit londonienne est tout aussi impossible à décrire que ses jours. Vous avez le choix entre la frénésie de la West End, qui englobe le quartier des théâtres, de la prostitution et de la communauté gaie de Soho, celui des restaurants et des comédies musicales de Covent Garden, ou des zones plus excentrées, au charme mi-provincial, mi-méridional, comme Hampstead, avec sa tranquille avenue aux boutiques ouvertes jusque tard dans la nuit, déployant ses terrasses sous les platanes, ou encore Islington, ancien quartier populaire devenu le comble du chic depuis que quelques stars de la pop et du rock y ont pris racine.

 

Le visage de Londres, aujourd’hui, est plus que jamais changeant, et pourtant toujours fidèle à lui-même. Aucun peuple n’est plus attaché à son passé que le peuple de Londres, mais aucun peuple non plus n’est plus propre à recevoir, à assimiler et à répandre de nouvelles idées, de nouvelles modes, de nouveaux goûts. Le mythe de la «swinging London», né entre 1966 et 1967 a contribué à répandre dans le monde une nouvelle image de cette ville. Samuel Johnson, le grand écrivain du XVIIIe siècle, ironique et caustique dans ses jugements lapidaires, put écrire de cette Londres qu’il avait si souvent égratignée de sa satire : «...un homme fatigué de Londres est un homme fatigué de la vie, parce qu’il y a à Londres tout ce que la vie peut offrir».

 

Les londoniens semblent osciller sans cesse entre deux pôles, comme si le goût de la novation et de l’extravagance était inscrit dans leurs gènes tout autant que celui de la tradition. Ils font fête à la styliste Vivienne Westwood, reine de la provoc, qui chahute la mode par des vêtements burlesques ou osés, mais ils se précipitent à Kensington Palace pour voir l’exposition Dressing for Royalty, présentant les tenues compassées portées par leurs reines successives lors de cérémonies officielles. Et ils seraient sans doute bien fâchés si l’on ne devait plus visiter la Tour de Londres sous la conduite de hallebardiers ou si les caissiers de Fortnum & Mason ne portaient plus la queue-de-pie. Le respect poitilleux de certaines traditions confine d’ailleurs parfois à la cocasserie. Dans Burlington Arcade, par exemple, une voie privée du siècle dernier où «il est interdit de courir, de siffler, de porter de gros paquets et d’ouvrir un parapluie». Un beadle, huissier qui semble tout droit sorti d’un roman de Dickens, arpente cette galerie marchande aux vitrines spirituelles pour réprimander à l’occasion les contrevenants.

 

Alors si tout cela vous inspire des commentaires, si vous avez des vues originales sur la pluie, le beau temps et la vie comme elle va, profitez donc, le dimanche matin, de ce grand défouloir qu’est Speaker’s Corner (le coin des orateurs), dans Hyde Park, pour en faire part aux promeneurs, dans la langue de Shakespeare si vous la maîtrisez ou, à défaut, en français. Mais il y aurait infiniment plus chic, et qui prouverait que vous avez réussi à attraper the touch : écrivez une lettre au Time. Un londonien qui se respecte en a, paraît-il, toujours une dans la poche. 4929113982_e587e00473.jpg

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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 04:21

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On ne saurait trop dire où est Londres, d’où est Londres, ni d’ailleurs où elle va. Sa situation géographique, prise avec un peu de recul, peut déjà sembler floue. C’est quelque part au milieu de l’Atlantique, bien sûr, mais plus près de New-York ou de l’Europe ? Ni l’un ni l’autre, vous diront ceux qui la connaissent ou, soyons clairs, ceux qui la vivent. Londres reste en partie une vieille ville impériale, sans empire. De nouveau rôle, au sens strict du terme, elle ne s’en est pas trouvé. Une chose est sûre, Londres est le nombril de l’Angleterre. Et si l’Angleterre n’est pas Londres, Londres en revanche est l’Angleterre. Si la misère noire du nord du pays ne saurait se comparer à l’éblouissement permanent de la capitale, cette dernière demeure symboliquement, pour l’intérieur comme pour l’extérieur, la seule référence qui vaille. Culturellement, économiquement, politiquement, par ses anachronismes, par ses traditions, par son sens inné de la révolution permanente, par sa vastitude, par son obligation de liberté et d’initiative, Londres se situe définitivement au centre du mandala. La culture anglaise est d’abord littéraire. Littérature et théâtre sont les deux mamelles de l’art britannique, aujourd’hui encore. Il n’est qu’à circuler dans les rues de Londres, flâner dans Charing Cross Road, Oxford Street ou Islington High Street, errer dans les rayons de BookIn, Whsmith ou autre librairie intégrée, pour s’étonner du nombre et de la diversité des parutions. Même chose, pour le meilleur et le pire sans doute, du côté des salles de théâtre de Covent Garden et de Soho. Littérature et théâtre sont indéniablement les arts les plus importants de la verte Albion. La musique rock continue d’y vivre des heures fantastiques. L’innovation dans ce domaine, comme dans celui de la mode et du design, frappe celui qui ose fréquenter les nombreux studios de quartier ou repérer au fond d’une cour de Fulham une salle de répétition. Une créativité d’autant plus étonnante qu’elle semble naître d’une énergie vitale que nous ignorons, nous autres habitués de la culture aidée, subventionnée, assistée, qui n’a pas forcément besoin du public pour exister. A Londres, il n’existe pratiquement aucun financement, aucun soutien aux artistes, qui se trouvent confrontés à une alternative : partir ou s’installer de manière précaire. L’art ne figure assurément pas en tête de la liste des priorités en Angleterre. Il ne représente pas un moyen d’exprimer une identité nationale. Il reste une préoccupation individuelle, une totale liberté, qui se joue et se révèle dans un espace sans limites. C’est ce qui fait sa force, une force confirmée par les perspectives de succès international que facilitent une langue et une culture dominante.

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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 04:17



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Christian Soleil sur les tombes de Duncan Grant et de Vanessa Bell

 

Quand Duncan Grant mourut, en 1978, à l’âge de 93 ans, il n’était pas seulement le seul survivant du groupe de Bloomsbury d’origine, mais aussi de cette génération d’artistes britanniques dont les travaux avaient largement profité de l’expérience directe de l’avant-garde parisienne avant l’arrivée de la Première Guerre Mondiale. Grant avait non seulement contribué à introduire la peinture moderniste à l’intérieur d’une Angleterre réticente ; il était lui-même un moderniste significatif, dont les travaux méritent d’être considérés dans leur contexte international en même temps qu’en rapport à ses origines britanniques. Tout au long de sa vie, Duncan Grant a suivi tranquillement mais délibérément un sentier qui lui était propre, et en tant que peintre il s’est toujours situé légèrement à la marge de ses collègues plus littéraires. En fait, on peut affirmer que ses travaux seraient beaucoup plus connus, reconnus et appréciés s’il n’avait pas été associé d’aussi près à Bloomsbury et à sa fortune critique fluctuante. Peu d’artistes majeurs du XXe siècle ont en effet connu de si violents revirements de l’estime de la critique.

 

Dès ses premières années, Duncan Grant subit l’influence des arts européens. Adolescent, il copiait les oeuvres de Masaccio et de Piero della Francesca en Italie. Il passa un an à Paris à étudier avec Jacques-Emile Blanche, et côtoya les Stein, Picasso, Matisse et Derain. A 20 ans il fut bouleversé par la vision des mosaïques de Constantinople et de Ravenne ainsi que par l’influence de l’art roman en France. A Londres il participa à l’aventure de Roger Fry, de ses expositions postimpressionnistes et des Ateliers Oméga. En 1920 il était déjà considéré comme un jeune artiste de premier ordre, et ses travaux étaient largement reconnus pour leur élégance et le caractère décoratif qui le distinguait beaucoup de ses contemporains. Mais la critique artistique britannique était relativement pauvre, si on la compare notamment à la critique littéraire de la même époque. La cote de Duncan Grant fut donc revue à la baisse. Il n’était plus pour les amateurs d’art qu’une sorte de peintre de cour semi-officiel au sein du Bloomsbury. C’est pourquoi sa carrière et ses réalisations ont par la suite été souvent sous-évaluées et finalement peu étudiées. Pourtant Grant était un peintre d’une sophistication, d’une complexité et d’une autorité considérables. Après le livre de référence qui lui fut consacré par Raymond Mortimer en 1944, plus aucun ouvrage ne fut publié sur Duncan jusqu’à son 90e anniversaire. A cette occasion, une petite exposition de ses travaux fut organisée à la Tate Gallery.

 

«En 1914, écrivit Raymond Mortimer en se penchant sur la carrière de Duncan, quand son attitude amicale, son charme sa beauté et sa conversation originale le rendaient sympathique même à ceux qui trouvaient ses oeuvres trop modernes pour être compréhensibles, le jaloux D.H. Lawrence le décrivit comme une abeille noire. Depuis lors, je n’ai jamais entendu parler de quiconque qui le déteste. Il demeure adorable, et aussi modeste. Les bonnes critiques l’ont cité comme le plus grand des artistes d’ici qui ont subi l’influence des Postimpressionnistes. Plus tard, quand nos autres peintres suivirent une tendance moins réaliste, il conforta son style, nageant à contre-courant au grand dam la plupart des critiques. Aujourd’hui il est très largement salué par de jeunes peintres qui travaillent dans un esprit de retour à la tradition. Ayant admiré l’homme et son travail depuis plus de cinquante ans, je sais que, bien que bon vivant, il ne s’est jamais laissé distraire par l’alcool, l’élégante société, l’indolence, les commandes des marchands ou les autres tentations qui ont affaibli tant de peintres parmi les plus prometteurs. Sans se soucier de la mode, il a toujours obéi à son propre oeil et à son imagination.»

 

Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles le nom de Duncan Grant est finalement plus populaire que son oeuvre. La première, et la plus importante, est liée à la disponibilité et à la visibilité de ses plus grands travaux. A l’exception de Charleston, la ferme du Sussex où il vécut pendant plus d’une demi-siècle, et des pièces qu’il décora avec Vanessa Bell pour Maynard Keynes à King’s College, Cambridge, au début des années 1920, tous les intérieurs qu’il décora dans les premières années ont disparu, principalement à cause des destructions de la Seconde Guerre Mondiale. «En plein air où nous avons passé tant de nuits assis, où nous avons donné tellement de soirées», comme Virginia Woolf le confia à son journal après avoir vu le tas de ruines qu’était devenue sa maison de Tavistock Square, décorée comme beaucoup d’autres par Duncan Grant et Vanessa Bell pendant l’entre-deux guerres, avec ses murs peints, ses tapis, ses meubles peints, ses cheminées couvertes de couleurs chatoyantes, ses objets artisanaux et ses poteries. Il n’y eut pas plus d’exposition majeure de ses oeuvres jusqu’à bien après sa mort après la grande rétrospective de la Tate Gallery en 1959, dont il apprécia particulièrement la sélection. Eric Newton, dans le Manchester Guardian, conclut alors ainsi son article : «On est tenté de parler de Duncan Grant au passé, bien qu’il soit tout à fait vivant dans tous les sens du terme».

 

A l’exception d’une magnifique exposition chez Wildenstein en 1964, ses oeuvres n’ont jamais été montrées au public que de manière sporadique et limitée, et n’ont donc pas attiré beaucoup l’attention des critiques. Il faut aussi noter que, si Grant exposa régulièrement pendant la période la plus active de sa vie, en revanche de larges pans de ses travaux décoratifs ne virent évidemment pas les vitrines des galeries. C’est seulement en 1986, par exemple, que la ferme de Charleston a été ouverte au public.

 

Duncan Grant était un artiste doté d’une grande aisance et d’une fluidité naturelle, et il travaillait dans une grande variété de manières, tout en revenant constamment à une gamme de sujets et de problèmes techniques qui lui étaient propres. Il travaillait aussi dans un grand nombre de champs artistiques, depuis la fabrication d’objets de décoration jusqu’à la céramique en passant par les illustrations de livres, la décoration de théâtre et de ballet, la décoration intérieure, la gravure et l’estampe, la peinture à l’huile, le pastel et l’aquarelle, tous domaines dans lesquels il excellait. Grant était également l’un des dessinateurs les plus prodigieusement talentueux de son siècle. Malheureusement, cette liste protéenne a longtemps été considérée comme un problème en soi, plus que comme un aspect fondamental de son identité artistique. Etrangement, il semble que les principales qualités qui caractérisent son travail aient été le plus souvent utilisées à son encontre et aient contribué à disqualifier sa production artistique en lui ôtant la considération de la critique installée.

 

Il faut dire que ce facteur a été aggravé par la relative complexité de son cheminement au cours des quelque cinquante années de sa collaboration avec Vanessa Bell, et quelquefois avec d’autres artistes. Critiques et historiens d’art n’apprécient guère la complexité : les choses se doivent  d’être simples, rationnelles et explicables. On préfère généralement les artistes qui affichent une carrière d’un seul bloc, réduite à quelques adjectifs discriminants, d’une parfaite autonomie et dotée d’un sens aigu de la progression et du développement. Pour comprendre le travail artistique de Duncan Grant, il faut être capable de considérer ses différentes phases et composantes, dans la mesure où il transféra fréquemment ses idées d’un média à l’autre. Il faut aussi prendre conscience du fait que Duncan préférait travailler simultanément sur différents médias et dans des styles différents aux différents stades de sa carrière. Ainsi, l’ensemble de son oeuvre constitue une sorte de gigantesque réseau au sein duquel les formes, les méthodes et les idées communiquent, s’entrecroisent et se répondent de manière plus systémique que linéaire, comme si une expérimentation dans un domaine devait être contrebalancée par une révision plus lente dans un autre. La manière de travailler de Duncan Grant était inhabituelle, et apparaissait sans doute quelque peu dangereuse aux commentateurs qui ont besoin de situer l’artiste sur un axe fictionnel de progression idéale, avec le sens très clair d’une progression chronologique en trois partie : un début, un milieu et une fin. Bien qu’on puisse identifier de telles périodes assez clairement dans la carrière de Grant, son travail se comprend mieux en relation avec la dynamique de ses propres pratiques artistiques et la façon dont il développa constamment certains thèmes et certaines idées, au long de sa vie, sur différents médias.

 

Maud, la bonne de Virginia Woolf, prononça un jour un commentaire sévère, voire désespéré, sur Duncan : «Ce Mr Grant touche à tout». C’est bien cette diversité mercuriale et exubérante de son oeuvre qui devrait le plus nous satisfaire et nous inciter à partir à sa découverte. L’Angleterre moderne nous offre en effet assez peu d’artistes dont l’œuvre affiche une telle richesse et une si grande variété, tant dans les sujets que dans les techniques. Il est certes probable que certains critiques aient pu s’offusquer de son franc hédonisme et de son érotisme langoureux. Il apparaîtra toujours frivole ou «simplement» décoratif à ceux qui exigent de l’art une élévation et une amélioration morales. Ainsi, bien que son travail ait été surpassé par Roger Fry et Clive Bell dans les années 1920 et 1930, il a manqué de support critique dans les décennies qui ont suivi. Il n’a jamais illustré de théorie, apparaissant plus comme un artiste instinctif que comme un intellectuel. En outre, il est clair que le vingtième siècle britannique a eu plutôt tendance à évaluer tous les aspects du design dans l'entre-deux guerres selon les critères esthétiques du Bauhaus ou d’autres mouvements contemporains, conduisant à négliger l’essentiel du design non fonctionnel de la période, et notamment les oeuvres de Vanessa Bell et Duncan Grant.

 

En même temps que les effets d’un manque de soutien institutionnel à l’art moderne britannique au début du vingtième siècle, il faut reconnaître aussi les effets de la Première Guerre Mondiale sur la culture britannique, et le fort effet de balancier, dans les années 1920, après ce qui apparaissait comme un intolérable effet de lévitation dans le modernisme d’avant-guerre, avec ses disputes sans fin et ses innombrables factions. C’est ce que fait remarquer le personnage d’un roman de Carl Van Vechten en 1923 : «Tout ce qu’on appelait moderne il y a un an ou deux est démodé : Freud, Mary Garden, Einstein, Wyndham Lewis, Dada, les glandes, les Six, les vers libre, Sem Benelli, Clive Bell, la radio, the Ziegfeld Follies, le cubisme, Sacha Guitry, Ezra Pound, The Little Review, Marcel Proust, The Dial, les uraniens, Gordon Graig, la prohibition, les jeunes intellectuels, Sherwood Anderson, Guillaume Apollinaire, [...] Charlie Chaplin, [...] Aleister Crowley, les Ballets Russes, [...], la Chauve Souris, Margot Asquith, l’ectoplasme, Eugène Goossens, le tango, Jacques Copeau, la danse nègre.»

 

L’élégance et les innovations du Postimpressionnisme semblaient aussi inappropriées et dépassées à ceux qui vécurent la guerre de tranchées que l’aspect psychédélique des années 1960 put l’être pour les plus sobres années 1970 et 1980. En outre, Duncan Grant était déjà largement trentenaire dans les années 1920, et si ses oeuvres continuaient d’être exposées et admirées, sa réputation restait dans une certaine mesure entachée par son extrême pacifisme, en relation avec le lobby anti-guerre de Bloomsbury. Cela ne pouvait guère contribuer à promouvoir sa carrière dans le climat xénophobe de l’entre-deux guerres. La jeune avant-garde s’impliquait en effet de plus en plus fermement dans une culture politique face à l’évidence de la montée du fascisme. Sa réputation eut à souffrir également des préjugés tenaces à l’égard de Bloomsbury dans les années 1940 et 1950. Il fallut attendre la fin des années 1960 pour que l’on commence à considérer sérieusement son travail, dans une période plus réceptive à la fois à l’art décoratif et à la peinture figurative. Le regain d’intérêt progressif pour le groupe Bloomsbury favorisa une nouvelle mise en lumière de Duncan Grant, un de ses artistes les plus marquants, même si les écrivains de Bloomsbury ont toujours été placés sur un plus grand piédestal que ses peintres.

 

Mais surtout, c’est la restauration, après sa mort, de la maison de l’artiste, Charleston, et son ouverture au public, qui ont commencé de rendre pour la première fois Duncan Grant accessible à un plus grand public. A Charleston, on peut admirer ses peintures, ses objets d’art, ses poteries et son travail de designer dans le type d’environnement pour lequel ils furent conçus, comme des éléments d’un ensemble esthétique cohérent, impliquant l’artiste dans chaque aspect d’un intérieur.

 

Angelica Garnett explique que ses parents, Vanessa Bell et Duncan Grant «n’affectaient pas l’éclat soutenu déployé par leurs amis et relations. Ils s’épanouissaient dans une atmosphère plus détendue, au sein de laquelle ils pouvaient donner libre cours à leur sensualité naturelle, indifférents aux conventions ordinaires des relations sociales, libres de rêver à des notions aussi abstraites que la lumière, l’espace et la couleur. Imposée par les circonstances et découverte par la chance, Charleston était exactement ce dont ils avaient besoin.

 

«La fascination qu’exerce Charleston repose sur ses contradictions, explique Angelica Garnett. La grande simplicité de la maison permit à Duncan et Vanessa d’y redécouvrir les impressions artistiques accumulées au cours de leurs voyages à l’étranger avant la guerre de 1914-1918. L’influence du Quattrocento italien perce derrière les couleurs du Postimpressionnisme, mais l’influence la plus nette est à l’évidence celle des fresques de Piero della Francesca, de Giotto et de Veronese. C’est cela qui leur a permit de faire le saut créatif en voyant les murs, les portes et les manteaux de cheminées comme des supports potentiels de bon goût et de les traiter - comme s’il s’agissait de toiles - en tant qu’opportunités pour exprimer un message d’une nature tout à fait personnelle. Un tel changement de perspective laissa loin derrière William Morris et la tradition décorative anglaise et on est naturellement étonné et impressionné par le succès avec lequel ils imposèrent une vision tellement étrangère sur les murs d’une ferme du Sussex.»

 

A long terme, il est désormais probable que Duncan Grant soit considéré et admiré de plus en plus largement comme un artiste à part entière, avec son langage propre, et la perpétuelle comparaison entre les artistes du Bloomsbury et le mouvement Arts and Crafts s’est déjà fortement dissipée. Le goût de Duncan s’est forgé très tôt au contact de l’abstraction décorative du Mouvement Préraphaélite et du Mouvement Esthétique, il est difficile d’envisager deux approches plus radicalement distinctes de l’art graphique que celles de William Morris et de Duncan Grant. Rien ne saurait être plus éloigné de la spontanéité et des riches associations culturelles du travail de Grant que les répétitions tarabiscotées, mécaniques et chichiteuses d’un papier peint de William Morris ou que son timide usage de la couleur. Si l’on cherche des précédents à l’abstraction subtile et au sens spirituel qui caractérise le travail de Grant, il faut aller chercher du côté d’artistes tels que E.W.Godwin, Lewis F. Day ou Walter Crane, qui préparèrent le terrain pour la génération qui allait suivre, celle de Duncan, et l’arrivée du Postimpressionnisme.

 

A une époque où des critiques influents et mal informés peuvent continuer d’affirmer sans sourciller que les vies des artistes du Bloomsbury sont plus intéressantes que leurs oeuvres, il est utile de considérer la carrière de Grant plutôt que sa vie personnelle, bien que la distinction puisse s’avérer quelque peu artificielle dans la mesure où sa vie personnelle perce constamment derrière ses oeuvres. Il fut éduqué comme un artiste dans une tradition d’émulation, à l’intérieur de laquelle les peintres étaient entraînés à comprendre et à honorer l’histoire des conventions artistiques qui les avaient précédés. Le spectateur était également supposé capable de saisir et de comprendre les références au travail d’autres peintres. Duncan Grant a rempli ses oeuvres de telles références, et sa carrière peut être considérée comme une longue conversation avec les artistes qu’il admirait le plus :  Giotto, Piero, Titien, Poussin, Chardin, Zurbaran, Rembrandt, Watteau, Delacroix, Cézanne, Matisse, Derain et surtout Picasso.

 

Les artistes de Bloomsbury apparaissent avec le recul comme une alternative au modernisme «héroïque» personnifié par les dessins de Le Corbusier. L’idéal de Le Corbusier, ou selon ses propres termes la «machine à vivre», c’est d’abord une cuisine minuscule et impraticable, l’absence d’intimité avec des espaces ouverts, une négation de la vie quotidienne habillée d’une dose d’efficacité high-tech colorée d’esthétisme. Le désenchantement croissant qu’inspire le modernisme fonctionnaliste encourage une sensibilité plus grande à la diversité des esthétiques modernistes, et leurs relations à de nombreuses circonstances sociales différentes.

 

Dans cette période, souvent baptisée post-moderne en regard à son abandon conscient de l’autorité moderniste, des alternative historiques à l’évolution du modernisme comme Bloomsbury prennent une valeur nouvelle. Même le terme «post-modernisme», qui fait écho au «post-impressionnisme» cher aux membres de Bloomsbury, suggère l’appartenance du groupe de plein droit à la culture contemporaine. En fait, la plupart des idées esthétiques fondamentales et des attitudes sociales du groupe, jusque-là considérées comme des déviances par rapport à la norme moderniste, semblent désormais anticiper les principes du post-modernisme.

 

Sous cette perspective, le travail de Grant prend une importance nouvelle du fait du refus de l’artiste de souscrire aux conventions fondamentales des esthétismes des premières années du XXe siècle. Toute sa carrière peut  se lire comme une série de résolutions temporaires  de la division moderniste orthodoxe entre les Beaux-Arts et le design, une résolution jamais vraiment résolue mais qui fonde le message intrinsèque de l’oeuvre de Duncan. Hélas une vision bien ancrée dans les esprits présente les membres du Bloomsbury comme des excentriques sans beaucoup de profondeur et nuit à la compréhension de l’oeuvre de l’artiste, jetant un voile d’obscurantisme sur des décennies d’un travail pourtant particulièrement riche entre le studio et la maison. Il n’y a peut-être que Bonnard, au XXe siècle, qui ait cherché à se point à domestiquer l’esthétique. Vanessa Bell aussi, bien sûr, oeuvra dans ce sens aux côtés de Duncan Grant : la maison fut le terrain de prédilection de leurs recherches et de leurs expérimentations artistiques, avec les champs connexes que constituent les vacances, le plaisir, la sensualité et la domesticité. Le travail de Grant peut bien sûr être considéré comme un reflet de son environnement social, mais il participe aussi du projet culturel beaucoup plus ambitieux du Bloomsbury, un projet qui consistait à ancrer la Grande-Bretagne dans le cadre de la culture européenne quelque soixante années avant son entrée officielle dans la Communauté européenne, un projet dont les valeurs dominantes étaient hostiles au nationalisme et aux moralisme de toutes sortes, notamment en matière de sexualité. Rien d’étonnant si l’un de ses premiers succès fut l’affiche destinée au mouvement des suffragettes.

 

Duncan Grant détestait le «bon goût» et pensait avec Roger Fry qu’il s’agit toujours d’une valeur sociale plutôt qu’esthétique, fondée sur une forme de snobisme. De telles attitudes étaient véritablement axiomatiques pour les membres de Bloomsbury, et Duncan Grant y souscrivit jusqu’à la fin de sa vie. Il ne faut pas sous-estimer le poids du républicanisme dans l’Angleterre édouardienne, ni l’hostilité farouche contre l’athéisme qui caractérisait cette époque. Malgré toutes les différences individuelles au sein du groupe, les Bloomsbury s’accordaient sur un certain nombre de valeurs essentielles. Ils se seraient tous reconnus dans la définition que Léonard Woolf donna des années plus tard des objectifs d’une société civilisée comme «la construction d’une société dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous et dans laquelle le développement de chaque individu est élargi, enrichi et promu.»

 

De telles convictions eurent forcément des corollaires dans les esthétiques du Bloomsbury et dans la pratique artistique effective du groupe. Tout d’abord, elles encouragèrent les critiques à penser que le but du groupe était de favoriser la communication du plaisir esthétique à un public toujours plus large. Ensuite, elles amenèrent les artistes de Bloomsbury à rapprocher leurs vies sociale et artistique, mais aussi à se couper du reste du monde social, ce qui put à certains moments amener un certain échec de leur jugement critique ainsi qu’une forme de surproduction. Angelica Garnett explique que Vanessa et Duncan ne parlaient jamais que de peinture, mais dans un sens étroit et non critique. Vanessa suggérait parfois des changements mineurs à Duncan dans ses oeuvres, le déplacement d’une ligne ici ou là, mais elle n’émettait jamais un avis sur la conception ou la valeur profonde d’une peinture ou d’un dessin. Néanmoins, leur collaboration stimula leurs oeuvres respectifs, Duncan montrant généralement le chemin que Vanessa empruntait alors sur ses traces.

 

Il est difficile de connaître l’avis de Duncan Grant sur son rôle en tant qu’artiste, mis à part quelques mots rédigés sur ce sujet au détour d’un lettre, car il ne laissa que des écrits très fragmentaires. Sur ce plan-là, l’influence de Bloomsbury s’avéra moins constructive. De Charleston en mars 1917, il écrit à son amie Virginia Woolf : «Souviens-toi je t’en prie que je ne sais pas m’exprimer avec un style et de l’encre et que je me sens terriblement vide et confus quand je tente de le faire.» Dix ans plus tôt il lui écrivait de Cassis dans le Sud de la France, louant les mérites de son dernier roman en date La Promenade au phare : «Je pense d’ailleurs que la scène du dîner est un absolu chef-d’oeuvre. Si j’écrivais une critique je dirais que je ne connais «rien de tel dans la littérature anglaise». Mais malheureusement tu sais le faible niveau de mes connaissances en littérature anglaise.»

 

Il semble avoir joyeusement souscrit à l’idée couramment admise parmi les membres du Bloomsbury, selon laquelle les artistes graphiques ne savent pas écrire, ni les écrivains peindre. Il était cependant un homme éminemment cultivé et un grand lecteur. Ainsi, une note dans un carnet donne la liste des ouvrages qu’il a lus au cours de l’été 1924 à Charleston. On y trouve L’Art français au XIXe siècle de Didier, Baudelaire, La Révolte du Bounty, Le Bal du Comte d’Orgel de Radiguet et l’essai de Macaulay sur Milton, Frédéric le Grand et Madame d’Arblay. Une autre note précise que l’été suivant il lut les poèmes de Gray, les mémoires d’Hector Berlioz, Le Dit du Genji, la vie d’Ingres par Delaborde, la vie de Mrs Gaskell par Charlotte Brontë et un roman de Frazer. Comme beaucoup d’artistes qui vivent et travaillent dans une culture à prédominante littéraire, il adoptait une personnalité pratique qui lui permettait d’être accepté et pris au sérieux, mais qui lui éviterait aussi d’être submergé par la critique et la théorie littéraires, ce qui doit avoir été une menace constante pour Vanessa Bell et lui-même. C’est un aspect qui contribua à les unir plus profondément encore, et qui explique en partie la nature de leur vie de labeur quotidien à Charleston.

 

Charleston était indiscutablement le sine qua non de leurs vies respectives. Vanessa avait enfin découvert avec cette ferme un endroit à vivre qui lui convenait pour son équilibre entre les exigences d’une famille et celles de la création : le cadre parfait dans lequel se laisser aller.

 

Pour Duncan, c’était un port rassurant dans lequel il pouvait s’adonner à son plus grand plaisir : peindre. Mais Vanessa et Duncan n’en conservèrent pas moins des studios à Londres jusqu’à la fin de leurs vies respectives. De cette manière, Duncan réussit à rester une figure centrale de la vie professionnelle et sociale du monde de l’art londonien, sans toutefois faire véritablement partie de cet univers. Il entretint des amitiés avec des artistes de sa génération, comme Sir Matthew Smith, Dunoyer de Segonzac et John Nash, mais aussi avec des peintres plus jeunes : Keith Baynes, William Coldstream, Claude Rogers et Robert Medley. Ces relations le protégèrent également de sa tendance naturelle à se rendre totalement dépendant de Vanessa et à la convertir en un oracle au jugement définitif, qu’il plaçait souvent au-dessus et en dehors des relations humaines normales.

 

A Charleston, Duncan Grant réussit à parfaire un des styles décoratifs les plus distingués du mouvement moderne. Il est nécessaire de considérer son travail pour ce qu’il est, et de résister à la tentation d’en juger selon les critères du fonctionnalisme. Son travail en effet nous permet de mieux comprendre toute la latitude du modernisme. Le fruit commun du design fonctionnaliste européen et des artistes du Bloomsbury est souligné par la gamme d’options très large ouvertes par le modernisme parisien au tout début du XXe siècle.

 

Duncan Grant n’a jamais eu l’opportunité qu’il aurait sans doute appréciée, celle de dessiner les pièces et les bâtiments qu’il décora. Il n’en créa pas moins un style à base d’instinct et de fantaisie, d’imagination et d’esprit, des qualités pas forcément si répandues dans l’Angleterre moderne, où les maîtres-mots restent souvent le caprice et le bon goût.

 

Duncan Grant ne rechercha jamais le succès mondain ou les richesses matérielles. Sa seule préoccupation était de réduire l’inconfort au strict minimum. Il aimait à s’entourer de personnes amusantes, drôles, belles et de préférence intelligentes. Il aimait le vin de bordeaux, la bière Nutbrown de chez Harvey, le café français qui lui arrivait chaque semaine d’une boutique des Algerian Coffee Stores de Soho, et les oranges.

 

La redécouverte des qualités de l’art de Duncan Grant fait partie d’un processus de changement perpétuel par lequel les cultures trouvent des images et des idées qui les aident à mieux se comprendre au présent. La réévaluation des artistes du Bloomsbury procède d’un ensemble de révisions du goût artistique qui font par exemple prendre conscience au public de la grandeur du De Chirico de la dernière période, ou des peintres du German Neue Sachlichkeit, ou des Synchronistes américains, ou de Picabia.

 

Francis Haskell, qui écrivit sur ces changements et ces réévaluations, souligna que «conclure que les variations de goût en art seraient, comme les dieux païens, si complètement arbitraires et capricieuses qu’on ne pourrait pas les étudier, reviendrait à abdiquer sa responsabilité un peu trop tôt.»

 

Au cœur d’une Grande-Bretagne en pleine mutation esthétique, le travail de Duncan Grant traverse les décennies et conserve son pouvoir presque magique : il donne aujourd’hui encore une plénitude à nos vies, communiquant la joie et la félicité qui l’habitèrent toute son existence et dont les ondes vibrent encore, quand l’été revient sur la campagne du Sussex, dans une modeste ferme du nom de Charleston, qui fut jadis et reste pour ses admirateurs, le centre d’un univers.

 

A paraitre courant 2011 : "Duncan Grant : un Highlander a Bloomsbury" par Christian Soleil - Editions des ecrivains

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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 03:59

Jean-Louis Trintignant donne en ce moment son spectacle

T ois poètes libertaires : Desnos, Prévert, Vian, au théâtre des Célestins à Lyon. L'occasion d'une rencontre et de quelques questions.

 

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Pourquoi trois poètes libertaires et pourquoi ceux-là ?

 

Il y a c'est vrai beaucoup d'autres poètes libertaires au XXe siècle mais aussi dans les siècles

précédents, notamment au XVIIIe. Il y a aussi beaucoup de poètes très intéressants au XXe siècle

mais qui ne sont pas tous libertaires. J'aurais pu ajouter des textes de Raymond Queneau, ou de Léo

Ferré. C'est vrai. Et puis il y a beaucoup d'autres poètes du XXe siècle que j'aime beaucoup. Il y a

Aragon, Apollinaire, et même avant il y a Lamartine ou Hugo qui ont eux fait des textes libertaires.

Mais je n'en ai pas mis.

Vous allez me demander pourquoi ?

Pourquoi pas ?

Je les connais bien. C'est un choix personnel. Il y a aussi Alain Leprest. C'est un grand poète. Il est

plus communiste que libertaire, mais j'aime bien ses textes. Je lui ai demandé l'autorisation

d'intégrer ses textes à mon spectacle. Mais ce n'était pas un bon jour. Il était bourré. Il a refusé.

Alors j'ai monté mon spectacle sans ses textes. Plus tard, il m'a recontacté. Il avait changé d'avis. Il

voulait bien que je dise certains de ses textes. Mais le spectacle avait pris forme. Je ne pouvais plus

tout changer au dernier moment. Je lui ai répondu que c'était trop tard.

(Sourire.)

Prévert et Queneau sont nés en 1900. Vian en 1920. Il se trouve que je les connais tous les trois. Je

les connaissais tous les trois assez bien. Mais il y a plein de textes que j'aurais pu ajouter et que je

n'ai pas mis dans le spectacle. Il faut faire des choix. Il a avait plein de textes que je ne connaissais

pas, et depuis que je fais ce spectacle, on m'en apporte régulièrement. Je viens juste de recevoir un

poème de Vian que je ne connaissais pas. Cela s'appelle « A tous les enfants. » Il date de 1950. Je

vais le lire, si vous voulez. Je ne vais pas bien le lire, parce que je ne le connais pas assez bien

encore.

(Il sort une feuille de sa poche, pose un pied à terre, l'autre reste accroché au tabouret, et il lit le

texte de sa voix musicale et profonde.)

 

Le spectacle que vous interprétez est un spectacle qui reste vivant, qui évolue toujours...

 

Oui. Au gré des semaines, on le modifie, on rajoute des choses, on en enlève. Ce sont les

spectateurs comme vous qui le font évoluer. Je compte sur vous. Et puis il m'arrive de modifier un

texte à la marge. Par exemple le poème « Adrien » que j'ai transformé en « Adrienne ». Je respecte

beaucoup les auteurs, mais parfois je me permets de petites modifications quand cela me semble

utile ou éclairant. Et là c'est le cas. Hier il y avait dans la salle une dame qui devait s'appeler

Adrienne. Quand j'ai commencé de dire le poème, elle m'a crié : «

Je suis là ! »

Sinon le spectacle devrait maintenant assez peu changer jusqu'à la fin. Il est toujours possible de

modifier de petites choses, mais peu à peu il a trouvé son rythme. Il y a un poème que tout le monde

connaît,

Le Déserteur

de Boris Vian. Il a été chanté par Mouloudji, par Reggiani, et par plein

d'autres gens.

La fin du poème a été transformée, vous savez. En fait, le poème a été interdit. Il date de la fin des

années 1940. Pendant la guerre d'Indochine. Là, c'étaient des militaires professionnels. Et puis il y a

eu la guerre d'Algérie, avec tous les appelés. Le poème n'était pas écrit pour telle ou telle guerre,

c'était un poème pacifiste, un point c'est tout, mais à l'époque il prenait une résonance dangereuse

pour le pouvoir. Alors il a été interdit. Pour le rendre acceptable on a changé la fin. La fin que tout

le monde connaît c'est : « Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n'aurai pas

d'arme / Et qu'ils pourront tirer. » Mais la fin d'origine, celle que je reprends dans le spectacle, n'est

pas tout à fait aussi pacifique : « Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que nous avons

des armes / Et que je sais tirer. » Cela change un peu les choses, non ?

Il y a un truc aussi que j'ai changé dans un poème de Prévert. Parce que je crois que c'est une erreur

d'impression au départ qui a été répercutée depuis. Il parle des allumettes sur un « trottoir », mais je

pense qu'il s'agit plutôt d'un « frottoir », ce qui semble plus logique. Alors je dis « sur un frottoir ».

Peut-être que je me trompe, peut-être que j'ai tort, mais je ne pense pas. Mais vous savez, Prévert ne

voulait pas qu'on imprime ses textes. Il voulait qu'on se les passe comme ça, oralement. Qu'on les

dise. Qu'on les chante.

Mais le spectacle est avant tout un travail d'équipe, avec les musiciens. Je voulais parler d'abord de

mort et d'amour. J'ai donc choisi des poèmes sur ces deux thèmes. Et puis, à force de changer des

choses, la nature du spectacle s'est modifiée. Un spectacle comme celui-là ne peut pas dépasser une

certaine durée, une heure, une heure dix, une heure vingt grand maximum. Alors chaque fois qu'on

ajoute un texte, il faut enlever autre chose pour maintenir un équilibre. Au bout d'un moment, il y

avait trop de textes. J'ai décidé d'enlever ce qui concernait l'amour. Petit à petit, il y avait plus de

textes à teneur politique. Finalement, le spectacle parle toujours de la mort, mais beaucoup de

politique. C'est devenu un spectacle très politique au fil du temps.

 

Comment avez-vous choisi les musiques qui accompagnent le spectacle ?

 

Ce ne sont pas des musiques d'accompagnement. Elles font pleinement partie du spectacle en fait. Il

y a d'abord eu les poèmes, et puis une mise en ordre des textes. Et puis avec les musiciens, on a

travaillé sur les musiques qui relient l'ensemble et donnent le ton. Les moments musicaux sont des

respirations. C'est Daniel Mille qui les a composées, ces musiques. Enfin, aidé par Bach aussi. A

cause de moi. Je voulais absolument mettre la suite de Bach dans le spectacle parce que je l'aime

beaucoup. Il ne voulait pas mais j'ai insisté. Elle est bien, non, la suite de Bach ? Moi je l'aime bien.

C'est une suite pour violoncelle. Alors Daniel Mille, qui n'aime pas jouer la suite de Bach sur son

accordéon, était très content quand on a ajouté un violoncelliste au spectacle. Il s'est dit qu'il n'aurait

plus à la jouer, que ce serait le travail du violoncelliste. Mais moi, je préfère l'entendre à

l'accordéon. Alors, le pauvre, eh bien il la joue toujours. C'est gentil, non ? Ceci dit, la musique

change tous les soirs. Pas les morceaux, mais le ton. On peut répéter une après-midi entière rien que

pour trouver un ton différent par rapport à la veille, parce que j'ai changé un petit quelque chose

dans la manière de dire un poème. C'est un travail de détail, de la dentelle en somme.

 

Comment expliquez-vous le succès de votre spectacle qui fait le plein chaque soir ?

 

Je ne sais pas. Je suis très étonné moi-même. Ce n'est pas vraiment un spectacle. Il n'y a aucune

action. Je dis des poèmes avec des musiciens. Ces poèmes ont soixante ans. Ils ont c'est vrai une

forte résonance avec l'actualité. Je crois que l'une des explications pour que ça passe bien, c'est qu'il

ne faut pas « dire des poèmes » mais « raconter des histoires ». C'est une question de ton, de

simplicité, de diction. C'est un travail d'acteur. Mais ça n'explique pas un tel succès, alors je ne sais

pas vraiment. Comment cela se passe ? C'est étonnant. C'est mystérieux. Je suis même étonné que

vous soyez ici ce soir. Je n'en reviens pas de vous voir si nombreux. J'ai fait un spectacle similaire il

y a quelques années sur des poèmes d'Apollinaire. C'est un grand poète, pourtant, Apollinaire. Plus

grand sur le plan de la poésie que Desnos, Prévert ou Vian. Mais le spectacle n'a pas connu un très

grand succès. C'est peut-être parce que ces trois poètes libertaires sont plus populaires. Cela joue

sûrement.

 

Le poème de Prévert que vous dites, et qui a été récemment repris en chanson par Jean Guidoni,

Etranges étrangers,

semble tout à fait d'actualité dans le contexte politique actuel...

  

 

C'est vrai. C'est étonnant, non ? Il date de 1955. On me l'a donné récemment. Il est très beau, très

actuel. Il y est déjà question des sans-papiers. C'est extraordinaire, et incroyablement moderne.

Non, c'est vrai, j'aime beaucoup ce spectacle. J'espère pouvoir le jouer plusieurs années comme ça.

Enfin, on ne sait pas ce qui nous attend, bien sûr. Inch'Allah !

 

Comment parvenez-vous aussi bien, vous qui avez été un acteur aussi célèbre, un acteur de

cinéma, à vous effacer à ce point derrière les textes ?

 

C'est notre rôle de comédien de nous oublier complètement et d'être une autre personne ou de nous

effacer derrière une poésie, de faire le plus dépouillé possible, le plus simple possible. Il ne faut pas

se mettre en avant au détriment du texte. C'est une grave erreur. Mais c'est une erreur fréquente. Il

faudrait le rappeler à beaucoup d'acteurs. Mais c'est une chance que ça marche, ce spectacle. Il

aurait facilement pu être très barbant, vous savez.

C'est notre métier de rentrer dans la peau d'un personnage parce qu'on est des acteurs. Si un acteur

joue son propre personnage ce n'est plus un acteur. Il faut être clair. Un acteur, c'est une page

blanche sur laquelle on met des couleurs. Si on veut être acteur, il faut être une feuille blanche.

Beaucoup d'acteur n'ont pas compris ça.

Quand on dit des poèmes, il faut se donner à la poésie. Il y a de la magie. On redécouvre les mots.

On joue avec les mots. Quand on dit « Océan Pacifique », comme ça, c'est beau, non ? Pacifique...

On ne se rend pas compte du sens des mots. Il faut le retrouver et alors c'est très beau.

 

Allez-vous faire u DVD de votre spectacle ?

 

Un DVD non, mais un CD audio oui. On va l'enregistrer. C'est certain. On attend un peu parce que

le spectacle s'améliore avec le temps. Là il commence d'être bien rôdé. Encore deux semaines et ce

sera un bon spectacle. Il faudra revenir... (

Sourire.

) Mais on ne se presse pas de le faire parce que

dans six mois ce sera encore mieux. C'est sûr. On joue depuis deux semaines. On répète toutes les

après-midis. On progresse en ce moment. Grâce à vous.

 

 

Vous n'avez plus de projets de cinéma ?

 

 

Si, je vais faire un film l'année prochaine avec Michael Haneke. Parce que c'est un metteur en scène

que j'aime bien. Mais je n'en ferai pas d'autres. J'étais très content le 6 octobre dernier, d'être invité à

l'Institut Louis Lumière à Lyon. C'était pour ressortir mon film, un film que j'ai réalisé il y a

longtemps,

Une journée bien remplie.

Cela m'a fait vraiment plaisir. Ce film n'a pas eu un grand

succès. Alors c'est émouvant. C'est un peu, toutes proportions gardées, comme si on a un enfant

handicapé. On est plus sensible. J'étais très touché. Mais je dois dire que j'ai moins aimé le cinéma

que le théâtre. J'ai eu de la chance. J'ai parfois tourné avec de grands metteurs en scène que

j'admirais. J'ai participé à de bons films que je suis très content d'avoir faits. Mais c'est quand même

très ennuyeux à faire, le cinéma. Attendre une journée pour sortir d'une voiture, traverser un couloir

ou claquer une porte, c'est long. Il faut beaucoup attendre. Je n'ai jamais aimé ça. Le théâtre, oui. Il

y a un contact vivant avec le public. On ne s'ennuie pas. Alors c'est vrai, au cinéma on gagne plus

d'argent. Mais le théâtre, c'est ça le coeur du métier d'acteur.

Franchement je préfère la vie au cinéma. C'est si beau. Si on aime la vie on ne va pas au cinéma.

Non ? Vous ne croyez pas ? Bon, oui, on peut peut-être faire les deux... Vous avez peut-être raison...

 

Vous avez bien connu personnellement les trois poètes libertaires de votre spectacle ?

 

Pas Desnos. Mais j'ai eu l'occasion de rencontrer Prévert et Vian, oui. J'ai joué dans

Les Liaisons

dangereuses

avec Vian et Gérard Philipe. Je connaissais Gérard avec qui j'avais travaillé au TNP, et

je les ai présentés l'un à l'autre. C'est très étrange. Ils étaient nés tous les deux en 1920. Ils sont

morts tous les deux en 1959 de manière prématurée. J'ai donc connu Vian mais très peu. Je

connaissais aussi un peu Prévert. Un jour nous étions à la terrasse d'un café. Une dame s'approche

avec un carnet et un stylo. Elle demande à Prévert un autographe en disant qu'elle aime beaucoup

ses films. Elle l'avait pris pour Jacques Tati ! Alors Prévert lui répond gentiment qu'il n'est pas

Jacques Tati. La dame s'éloigne, l'air pas très convaincu. Et puis un ami de Jacques Prévert arrive et

lui lance : « Bonjour Jacques ! » La dame l'entend et revient à la charge : « Vous voyez bien que

j'avais raison. Vous êtes bien Jacques Tati ! »

 

2010.

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3 mai 2011 2 03 /05 /mai /2011 00:55

Fils d'un sculpteur sur pierre, Arno Breker étudie les beaux-arts dans sa ville natale d'Elberfeld (Rhénanie du Nord) puis à Düsseldorf. D'abord intéressé par l'art abstrait, il se tourne progressivement vers les représentations classiques. Il s'installe pendant quelque temps à Paris, où il est l'élève d'Aristide Maillol. Il partage un atelier avec Alexander Calder et fréquente Jean Cocteau, Foujita, Brancusi et d'autres artistes du Paris bohème de l'époque. Il part ensuite à Rome après avoir obtenu le Prix de Rome de la Prusse en 1932, il séjourne à la Villa Massimo, l'Académie allemande de Rome. Il est rapidement reconnu dans toute l'Europe.

Visite d'Adolf Hitler à Paris en juin 1940, Breker est au premier plan, le 3e à partir de la gauche (tête levée). Au milieu des années 1930, son talent est apprécié par les idéologues du Parti National Socialiste (selon l'un de ses biographes français, Breker serait retourné en Allemagne début 1935, à la demande de Max Liebermann, grand peintre allemand de l'époque mais interdit de peindre car Juif, qui mourra quelques semaines plus tard. Breker réalisera son masque mortuaire). En 1937, abandonnant le style de sa jeunesse,, il est nommé professeur à l’École Supérieure des Beaux-arts de Berlin, il est remarqué par le ministère de la Propagande du Reich qui lui passe plusieurs commandes. Le régime nazi met alors à sa disposition trois grands ateliers de sculpture dans lesquels travaillent des dizaines de personnes dont pendant la guerre des travailleurs forcés français et italiens, demandés par Breker. Les conditions de travail dans ces ateliers sont particulièrement dures mais en grande partie à cause de la brutalité de Walter Hoffmann, le chef de des ateliers et nazi convaincu.

Breker y produit quantités de sculptures à la gloire de l'idéologie du régime. Il travaille au projet Germania, le réaménagement de Berlin avec Albert Speer. Hitler considère Breker comme un des génies artistiques du Troisième Reich. Le 23 juin 1940, il accompagne ce dernier dans sa visite de Paris.

Il participe à une exposition de ses œuvres à l'Orangerie dans Paris occupé en 1942. Cette exposition diversement appréciée est saluée avec enthousiasme par des intellectuels dont Jean Cocteau. Si Breker n'est pas impliqué directement dans le pillage nazi du patrimoine artistique en France, il fera néanmoins l'acquisition d'œuvres à des prix extrêmement bas.

En 1945, ses trois ateliers sont détruits avec les œuvres qui s'y trouvent, surtout des plâtres pour les futures sculptures des projets urbanistiques d'Hitler.

Il ne fut jamais poursuivi pour avoir honoré les commandes passées par le régime nazi, et il refusa toujours d'exprimer des regrets ou des excuses, estimant que les artistes n'avaient rien à voir avec la politique. Il semble qu'il n'ait jamais adhéré à l'idéologie raciste National Socialiste mais ait accepté ce régime par « opportunisme et mégalomanie ». Il est intervenu en faveur de nombreux d’artistes poursuivis des nazis. À Paris, il a protégé Pablo Picasso alors communiste des officiers de la Kommandantur. Arno Breker permit également de sauver l’éditeur allemand Peter Suhrkamp arrêté après avoir été fortement soupçonné de résistance contre Hitler.

Après guerre, il ouvre un nouvel atelier à Dusseldorf. Les commandes reviennent, principalement des industriels de l'Allemagne d'après-guerre. Il continue d'entretenir des relations avec les milieux intellectuels français dont des anciens du temps de la Collaboration comme Louis-Ferdinand Céline, Paul Morand ou Jacques Benoist-Méchin. D'Allemagne, il reçoit beaucoup de commandes de bustes. Il réalisera aussi ceux de Cocteau et de Jean Marais. Dans les années 1960, il réalise une sculpture du président égyptien Anouar el-Sadate. Alors qu'il est au Maroc à la demande du roi Hassan II pour un projet de monument à Mohammed V, il est présent en juillet 1971 lors de l'attentat de Skhirat contre le souverain marocain.

Il continue à sculpter jusqu'à sa mort en 1991. Son éloge funèbre a été prononcé par l'écrivain français Roger Peyrefitte.

Le musée Arno Breker de Nörvenich, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, présente ses œuvres au public.

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3 mai 2011 2 03 /05 /mai /2011 00:54

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Le colis était bien emballé, ­soigneusement caché au fond d'un placard, maintenu sous l'emprise d'une puissante sorcellerie familiale. Il a fallu défaire douze couches de papier fleuri, papier crépon, papier doré, pour découvrir ce qu'il con­tenait. Douze romans légers, sucrés, pimpants, pour arriver à ce joyau étincelant. Sans doute Alexandre Jardin n'a-t-il jamais écrit que pour ce livre-là. Une confession sans fausse note, à la fois ter­rifiée et soulagée, qui se parcourt la gorge sèche.

 

La bombe est lancée dès la première page : « Mon grand-père, Jean Jardin, dit le Nain jaune, fut, du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943, le principal collaborateur du plus collabo des hommes d'Etat français : Pierre ­Laval, chef du gouvernement du maréchal Pétain. Le matin de la rafle du Vél' d'Hiv, le 16 juillet 1942, il était donc son directeur de cabinet ; son double. Ses yeux, son flair, sa bouche, sa main. Pour ne pas dire sa conscience. » Comment ne pas lire dans cette description physique, débitée au hachoir, le dégoût de ses propres origines, l'effroi de l'inéluctable symbiose génétique ? Les yeux, le flair, la bouche, la main d'Alexandre Jardin proviennent organiquement d'un être qui participa au « bal macabre » de la collaboration. Un être dont les initiales jumelles forment le sinistre écho de cette époque, et qui ne fut jamais inquiété. Un être qui eut droit aux honneurs littéraires de la part de ses descendants, tous deux écrivains : d'abord son fils, Pascal Jardin, dans La Guerre à neuf ans (1971) et Le Nain jaune (1978), puis son petit-fils Alexandre, dans Le Roman des Jardin (2005).

 

Du sang vicié qui coule dans ses veines, l'héritier tente aujourd'hui d'extraire le poison. D'une droiture et d'une lucidité à toute épreuve, il croise les témoignages impromptus les plus romanesques, les documents confidentiels les plus pointus, les souvenirs personnels les plus refoulés, pour accéder au secret qui a rongé toute son existence. Expert en jeux de miroirs, il déploie les révélations dans de courts chapitres disposés en vis-à-vis, décochant des reflets aveuglants qui finissent par dessiller. Dans un style tranchant et tournoyant, il creuse, vrille, fore. Et souffle un grand coup pour éclaircir la percée obtenue. Loin de se ménager, Alexandre Jardin pratique l'égra­tignement de soi avec un courage et une élégance rares. « A quarante-quatre ans, essoufflé de menteries, je prends donc la plume pour fendre mon costume d'arlequin », confesse-t-il dans l'élan de sincérité qui propulse tout le livre. Ses rires en cascade forcés, ses cabotinages romantiques, ses écrits à l'eau de rose : un à un, les losanges criards de la panoplie de camouflage qu'il porta pendant vingt-cinq ans sont découpés au scalpel et jetés au feu.

 

Magistral exposé de psycho-généalogie, Des gens très bien crève le moelleux feutré du divan pour sonder le gouffre de l'Histoire et de la mémoire. « Soudain, j'ai peur. Pour la première fois de ma vie, j'accepte de perdre pied » : en lâchant prise, Alexandre Jardin retrouve l'équilibre et prend de la hauteur de vue. Au détour de phrases pudiques et cinglantes, il dénonce une certaine tendance française à l'autopersuasion, à l'illusion d'intégrité. Il démonte le mécanisme de toute prise de conscience pour dépoussiérer une à une les pièces qui la constituent : doute, renoncement, honte, sursaut de confiance, bourgeonnement de l'évidence, renaissance.

 

Zac, l'inoubliable ami d'adolescence, fut le premier à lui mettre la puce à l'oreille, sans discerner, dans le miroir qu'il lui tendait, le reflet de son destin personnel. C'est tout le pouvoir d'envoûtement de ce livre : par effet de ricochet, il vient toquer à la fenêtre de chacun et invite à relire sa propre histoire. Alors le titre prend une autre tonalité. Des gens très bien, ce sont peut-être des auteurs comme Alexandre Jardin, capa­bles de renaître. D'oser l'espoir.

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3 mai 2011 2 03 /05 /mai /2011 00:52

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HORSES AND HIGH HEELS,

de Marianne Faithfull

Elle fut indiscutablement la plus turbulente de la bande des filles issues du British beat ; Marianne Faithfull revient…revient comme elle ne cesse de le faire depuis près d’un demi-siècle. Et aujourd’hui avec une tournée qui passera par la France en mars 2011 et un album Horses and High Heels, dont une chanson - incroyable mais vrai ! - est signée Laurent Voulzy, Why did we had to part ; depuis Gainsbourg en 1968, plus aucun Français n’avait écrit pour elle. Avant de vous ruer chez votre disquaire, retour sur un destin hors du commun…et pas toujours rose. Une star à la voix cassée et au destin brisé.

Un bon départ, pourtant

Fille d’aristocrates née en 1946, elle attire l’attention des Rolling Stones qui lui proposent d’enregistrer une de leurs compositions avant qu’eux-mêmes ne la publient, As Tears go by. Le succès est immédiat (n°9 en Grande-Bretagne en 1964). Marianne est même l’une des rares chanteuses anglaises à impressionner les Américains. Dans la foulée elle enregistre neuf chansons en français (A bientôt nous deux, Coquillages, Les Parapluies de Cherbourg...); pas suffisamment, hélas, pour justifier la publication d’un album.

Un mariage raté

En 1965 elle épouse John Dunbar, un directeur de galerie d’art… et un mari trompé en puissance : dans l’entourage des Stones, les femmes changent rapidement de draps. Après la naissance de leur fils, Marianne quitte John pour vivre une torride mais dangereuse histoire d’amour avec Mick Jagger, avec des hauts et des bas… mais des bas plus fréquents que les hauts, en partie en raison de leur terrible consommation de drogue, notamment l’héroïne dont Marianne ne peut pas se détacher.

Après l’héroïne, c’est à la cocaïne que Marianne devient accro. Enceinte, elle perd l’enfant qu’elle attendait de Jagger. Bien plus tard, elle admettra que la drogue a vraiment ruiné sa vie… En 1969, Marianne publie Sister Morphine, chanson également enregistrée par les Rolling Stones. Ils l’avaient écrite ensemble… Seulement voilà, les Stones sont de sales machos qui adorent le pognon. Pendant des années, Marianne ne fut pas co-créditée. Elle a dû traîner l’affaire devant les tribunaux. Et elle a gagné son procès ; vingt ans plus tard, on lui reconnut enfin la paternité (enfin, la “maternité”) de la chanson.

Elle évite la prison mais pas le scandale

En 1967, la police apprend que Keith Richards prévoit une party monstre en son cottage, et dépêche une escouade ; deux membres des Rolling Stones sont arrêtés (les trois autres seront désormais étroitement surveillés). Dans la foulée, les flics ramassent Marianne, complètement nue et défoncée.

Le cinéma lui fait les yeux doux

Avec un physique comme le sien, rien d’étonnant à ce qu’on lui propose de tourner. C’est d’abord, en 1966, Made in USA sous la direction de Jean-Luc Godard, et en 1967 le scandaleux I'll Never Forget What's 'is name . Interdit aux Etats-Unis à cause d’une scène de fellation, c’est également le premier film à porter le mot Fuck dans le dialogue. En 1968 elle tourne dans Anna , une comédie musicale dont les chansons sont signées Serge Gainsbourg, et en 1969, dans « La Motocyclette » avec Alain Delon pour partenaire.

En 1970 Marianne se sépare définitivement de Mick Jagger mais perd également la garde de son fils après une tentative de suicide. Au milieu des années 70, elle épouse Ben Brierly, leader du groupe punk Vibrators. En 1975 elle publie un album assez terne, Dreamin’ my dreams.

Le premier come back

La voix désormais cassée par l'alcool et les cigarettes, alors que tout le monde y compris ses fans l’avaient oubliée, elle publie l’album Broken English et grimpe allégrement au hit-parade en 1980 avec The Ballad Of Lucy Jordan qui conte, en gros, l'histoire d'une femme plus très jeune qui se demande si elle n'a pas raté sa vie. La chanson poursuivra sa carrière deux ans plus tard dans la bande du film suédois à caractère pornographique, Montenegro, subtilement titré en France Les Fantasmes de madame Jordan, et beaucoup plus glorieusement dans la B.O. du road movie « Thelma & Louise ».

Le retour au vedettariat n’a pas calmé son addiction

Elle donne souvent, en public, l’image d’une épave. Elle se ressaisit enfin au milieu des années 80 et décide de se faire soigner. Hélas elle rencontre Howard Tose, un malade mental, junkie de surcroît, et en tombe amoureuse. Bien que toujours mariée avec Brierly, elle s’installe avec Tose qui sautera par la fenêtre du confortable appartement qu’ils partageaient. Du 14ème étage, ça ne fait pas de cadeau.

La vie de l'icône pop des années 60 à la voix cassée et au destin brisé ressemble de plus en plus à celles, déjà évoquées, de Billie Holiday et de Bessie Smith. Comme elles, Marianne va dès lors se tourner vers le blues et le jazz…

Le coup de main d’Irina Palm

Dans les années 90 et 2000 elle figure au générique d’énormément de films et de téléfilms. La critique et le public en ont surtout retenu Irina Palm en 2007. Marianne continuait de surprendre, c’est le moins qu’on puisse dire, avec ce rôle de sexagénaire obligée de prendre en main son… destin : engagée dans un club londonien, au lieu de servir le thé comme elle le croyait, elle se retrouve à masturber des hommes à travers une cloison. La vie d’Irina, c’est le blues à l’état pur. Celle de Marianne ne fut guère plus dorée…

2011.

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3 mai 2011 2 03 /05 /mai /2011 00:45

 

Trente ans après l’élection de Mitterrand et sa nomination à la Chancellerie, Robert Badinter évoque dans ce livre son activité place Vendôme. Nommé garde des Sceaux , il propose « au nom du gouvernement de la République » d’abolir en France la peine de mort, c’est chose faite le 30 septembre 1981. Il porte également des projets de loi issus des 110 propositions du candidat Mitterrand :


- suppression des juridictions d’exception comme la Cour de sûreté de l’État et les tribunaux des Forces armées en temps de paix ;
- permettre à tout justiciable d’intenter un recours devant la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme ;
- amélioration du droit des victimes (cf. la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation) ;
- développement des peines non privatives de liberté (instauration des jours-amendes et des travaux d’intérêt général pour les délits mineurs) ;
- amélioration de la condition des détenus, etc.

Robert Badinter replace avec précision le lecteur dans la France des années 1980 : terrorisme de tous bords, premières émeutes dans les banlieues, surpopulation carcérale, etc. Batailles politiques, confrontations avec les médias, incompréhensions de l’opinion publique, le combat fut rude. Mais, au fil du temps, la "solitude du coureur de fond" s’estompe et il devient le symbole de l’action de la gauche au pouvoir. Epris d’histoire, nourri par la réflexion universitaire et l’expérience judiciaire, sa conviction pendant ces années est absolue : la grandeur et l’influence de la France sont pour lui à la mesure de son rôle au service des libertés et de la justice ; tel a été le fil conducteur de toute son action en politique.

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