De nombreux penseurs se sont penchés sur le phénomène qui consiste à manier le langage dans le seul but de servir des intérêts privés, quitte à élever le mensonge au rang de pratique respectable. Deux auteurs américains, John Stauber et Sheldon Rampton, ont notamment publié conjointement divers ouvrages documentant les multiples stratégies permettant de duper l’opinion publique, d’orienter débats et discussions, d’occulter certains faits ou d’en minorer (ou d’en exagérer) la portée. Leurs enquêtes d’investigation débouchent sur la découverte d'une "industrie du mensonge" que constitue l’alliance relation publique, médias et publicité. Stauber et Rampton savent de quoi ils parlent : depuis dix ans déjà, ils animent PR Watch, une des rares ONG au monde à suivre de près les agissements du secteur PR (Public Relations) aux États-Unis. Jamais ses stratégies et son cynisme institutionnalisé n’avaient été mis à jour avec autant de clarté et de détails.
Se posant la question de savoir si leurs conclusions s'appliquaient également à l'Europe, un philosophe et journaliste d'investigation français, Roger Lenglet, a démontré que l'industrie du mensonge n'était pas une exclusivité américaine, mais était également florissante en Europe. Les relations publiques sont ainsi devenues un moyen de communication à part entière, une industrie conçue pour modifier notre perception de la réalité, la remodeler et fabriquer du consensus au service de ceux qui tiennent à garder leur pouvoir.
Duper l’opinion et plier les autorités aux intérêts des grands groupes industriels est un métier qui porte un nom : le lobbying, terme anglais signifiant "groupe de pression". Les lobbyistes utilisent des procédés pour nous vanter aussi bien les vertus du tabac ou du nucléaire que celles des OGM ou de la guerre. On peut définir le lobbying, dont l'ampleur ne cesse de croître, comme étant l’ "art des pratiques d’influence appliqué à la décision politique". Un art du secret recourant à des procédés inavouables et qui donne au mensonge une place sans précédent dans nos sociétés.
"Boissons fortes, blondes plantureuses et bakchichs généreux". C’était au temps du lobbying "à la papa", lorsque la fameuse stratégie des "trois B" était la référence absolue des lobbyistes américains pour "convaincre" leurs interlocuteurs. Aujourd’hui, le métier est devenu une véritable industrie lourde.
Véritables propagandistes de l’industrie, les agences de relations publiques vendent différents services, de la communication d’entreprise au conseil stratégique, en passant par le lobbying sous toutes ses formes. Né aux États-Unis au début du XXe siècle, le secteur des PR est aujourd’hui devenu une industrie florissante et mondialisée qui, en 2002, pesait plus de 5,4 milliards de dollars. De Nike à Monsanto, de MacDo à DHL, toutes les grandes multinationales y ont désormais recours.
Mensonge par omission, espionnage, neutralisation "proactive" d’opposants, "location" ou "achat" d’experts "neutres" pour défendre des intérêts particuliers, livraison de reportages clé sur porte aux médias, etc. : tous les moyens sont bons pour soigner l’image d’une entreprise – ou d’un État –, désamorcer la contestation ou obtenir de nouveaux marchés.
Un exemple récent illustre l'action du lobbying lors du dernier sommet de Copenhague sur les changements climatiques. Les sbires des lobbys du pétrole, des agro-carburants, du nucléaire et de bien d'autres industries ont finalement agi de façon efficace sur l'opinion de certains élus politiques et portent donc une lourde responsabilité dans le capotage de ce sommet.
Autre exemple classique aux Etats-Unis où cette pratique est routinière : un livre s’apprête à révéler que les aliments produits contiennent des substances cancérigènes. Les industriels de l’agro-alimentaire en attrapent un coup de sang et contactent aussitôt un cabinet de "conseil stratégique en marketing alimentaire", lequel organise séance tenante le dénigrement de l’auteur. Il casse sa crédibilité professionnelle, envoie des courriers bien placés – jusqu’à la Maison-Blanche, fait pression pour que le scientifique qui a rédigé la préface retire sa signature, etc. Résultat : le bouquin n’intéresse personne, ni les journalistes ni les réseaux des libraires. Et le public ne sait pas que ce livre existe et encore moins que les aliments sont cancérigènes.
Trouver un nom sympathique pour des produits malsains leur donne bonne figure. Prenons le problème des boues d'épuration qui, on le sait, contiennent des substances toxiques. Elles sont fréquemment utilisées en épandage dans les champs agricoles pour s’en débarrasser à bon compte sans s’interroger sur la contamination des légumes qui vont y pousser. Dans certains pays, comme aux Etats-Unis, les lobbyistes ont susurré dans l'oreille complaisante des multinationales du traitement des eaux usées de compresser les boues récoltées pour leur donner la forme de petites galettes et de les renommer "nutrigalettes" car elles contiennent effectivement, en plus des dangereux métaux lourds, des résidus organiques qui ont des propriétés d’engrais.
L’objectif est clairement de permettre à ces multinationales de se débarrasser des boues encombrantes en réduisant les phénomènes de résistance dans la population. L'appellation boues d'épuration, trop honnête à leurs yeux, rappelant trop la véritable nature du produit, c'est-à-dire les pollutions dont l’eau a été débarrassée, est avantageusement remplacée par le nom nutrigalettes, coupant ainsi le lien entre l’origine et le produit final. Le nouveau nom permet donc de rassurer l’opinion, d’endormir la conscience du citoyen et sa faculté d’indignation face à un produit de cette nature répandu parmi les légumes qu’il va manger.
Il est des questions dérangeantes. Comment la firme Nestlé, par exemple, est-elle parvenue à tuer de l’intérieur une campagne contre le lait en poudre pour les bébés du Tiers-Monde. Ou pourquoi la présidente de l’Association des mères contre la conduite en état d’ivresse a-t-elle été embauchée par une association de producteurs d’alcool opposée à des lois favorables aux alcootests ?
Plus fort encore, certaines sociétés de relations publiques montent des associations bidon. Comme l’Alliance nationale des fumeurs (3 millions d’adhérents), financée par le lobby du tabac, et censée défendre la liberté de s’empoisonner. Ou comme la Coalition pour la liberté de choix en matière d’assurance-santé, une émanation des compagnies d’assurance privée et du lobby pharmaceutique chargée, en son temps, de tuer dans l’œuf la réforme santé de Clinton et qui a récidivé récemment contre Obama.
On le devine, l’objectif suprême d’un industriel – ou d’un politique – est de pouvoir contrôler directement l’information produite par les journalistes. Rien de plus facile aujourd’hui avec les "kits de reportage" : des milliers de sujets, réalisés par différents lobbys, livrés gratuitement aux chefs des télés. Et ça marche ! Par flemme, par conviction ou pour réduire les coûts, beaucoup acceptent de publier régulièrement tout ou partie de ces publi-reportages maquillés. Une méthode qui devrait toutefois faire sourire Bouygues, Dassault et Lagardère. Eux ont préféré acheter carrément les trois quarts des médias français.
Face aux entreprises, le citoyen-consommateur détient pourtant un énorme pouvoir qu'il soupçonne hélas à peine, celui de choisir de consommer ou non tel ou tel produit. Mais c'est sans compter sur les industriels, trop conscients que ce choix est "trop dangereux" pour être laissé au seul bon vouloir du citoyen. La parade a donc été organisée pour "guider" les choix des citoyens par le biais d'agences de lobbying adéquates priées de jouer le rôle de conseiller "éclairé" afin de fournir les explications circonstanciées sur ces sujets trop complexes que sont le nucléaire, le tabac, les OGM, la santé, etc.
Désormais, les agences de lobbying sont au service des centrales nucléaires, de l’industrie agroalimentaire, des fabricants de pesticides, de l'industrie du tabac, du lobby pétrolier, de l'industrie automobile, etc., qui dépensent chaque année des milliards de dollars en rémunération des services rendus par les propagandistes se dévouant à la "fabrication du consensus". Elles sont partout où le combat peut efficacement être mené et bien peu de gens savent jusqu'où elles sont capables de s'infiltrer !
Voici quelques chiffres pour éclairer votre lanterne.
Selon le commissaire chargé des affaires administratives, de l'audit et de la lutte anti-fraude, Siim Kallas, "on compte actuellement environ 15 000 lobbyistes à Bruxelles (consultants, avocats, associations professionnelles, entreprises, ONG) qui tentent d'influencer les fonctionnaires de la Commission et les députés européens".
Près de 2.600 groupes d'intérêts spéciaux ont un bureau permanent à Bruxelles et génèrent entre 60 et 90 millions d'euros de recettes par an.
En clair, la très grande majorité (pour ne pas dire la totalité) des décisions prises par les commissaires ou les députés sont dictées ou livrées clés en main par les entreprises ou groupes de pressions.
Mais qu'en pensent nos chers élus ?
L’eurodéputé finlandais, Alexander Stubb, auteur d'un rapport sur le lobbying, n’en fait pas mystère et affirme que "les lobbyistes jouent un rôle essentiel dans le travail effectué par les eurodéputés et que le processus de prise de décisions politiques que ceux-ci mènent serait très médiocre sans leur contribution". Il ajoute que ce rapport assure une égalité de traitement des lobbyistes et améliore la transparence.
Dans le Livre vert de la commission européenne (2006), on peut lire ceci :
« Aux fins du présent livre vert, on entend par "lobbying" toutes les activités qui visent à influer sur l’élaboration des politiques et les processus décisionnels des institutions européennes. »
« Le lobbying est une activité légitime dans le cadre d’un système démocratique. »
« Les lobbyistes peuvent contribuer à attirer l’attention des institutions européennes sur des questions importantes. Dans certains cas, la Communauté offre un soutien financier, afin de veiller à ce que les opinions de certains groupes d’intérêt puissent être exprimées de façon satisfaisante au niveau européen (les intérêts des consommateurs, des citoyens souffrant de handicap, des intérêts écologiques, etc..). »
Hum ! Le parlement européen ? J'en donnerais bien la définition suivante : Une simple chambre d’enregistrement des demandes lobbyistes.
Au moins, nous sommes rassurés par la qualité des élus qui sont en charge des affaires de l’Union !!! Et on continue à vouloir nous faire croire à la démocratie européenne. Un mensonge de plus !